N° 3055
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 mai 2001.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES(1) en conclusion
des travaux d’une mission d’information(2) sur les conditions d’engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques
et présenté par
M. Bernard CAZENEUVE,
Mme Michèle RIVASI et M. Claude LANFRANCA,
Députés.
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TOME II
AUDITIONS
3ème Partie (mars 2001, mai 2001)
(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.
(2) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.
Défense.
La commission de la défense nationale et des forces armées est composée de :
M. Paul Quilès, président ; MM. Didier Boulaud, Jean-Claude Sandrier, Michel Voisin, vice-présidents ; MM. Robert Gaïa, Pierre Lellouche, Mme Martine Lignières-Cassou, secrétaires ; MM. Jean-Marc Ayrault, Jacques Baumel, Jean-Louis Bernard, André Berthol, Jean-Yves Besselat, Bernard Birsinger, Jacques Blanc, Loïc Bouvard, Jean-Pierre Braine, Philippe Briand, Jean Briane, Marcel Cabiddu, Antoine Carré, Bernard Cazeneuve, Guy-Michel Chauveau, Alain Clary, François Cornut-Gentille, Charles Cova, Michel Dasseux, Jean-Louis Debré, François Deluga, Claude Desbons, Philippe Douste-Blazy, Jean-Pierre Dupont, Christian Franqueville, Pierre Frogier, Yves Fromion, Yann Galut, René Galy-Dejean, Roland Garrigues, Henri de Gastines, Bernard Grasset, Jacques Heuclin, Elie Hoarau, François Hollande, Jean-Noël Kerdraon, François Lamy, Claude Lanfranca, Jean-Yves Le Drian, Georges Lemoine, François Liberti, Jean-Pierre Marché, Franck Marlin, Jean Marsaudon, Christian Martin, Guy Menut, Gilbert Meyer, Michel Meylan, Jean Michel, Charles Miossec, Alain Moyne-Bressand, Arthur Paecht, Jean-Claude Perez, Robert Poujade, Mme Michèle Rivasi, MM. Michel Sainte-Marie, Bernard Seux, Guy Teissier, André Vauchez, Emile Vernaudon, Jean-Claude Viollet, Aloyse Warhouver, Pierre-André Wiltzer.
La mission d’information sur les conditions d’engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques est composée de :
M. Bernard Cazeneuve, président ; M. Charles Cova, vice-président ; Mme Michèle Rivasi, M. Claude Lanfranca, rapporteurs ; MM. Jean-Louis Bernard, Alain Clary, René Galy-Dejean, Guy Teissier, André Vauchez et Aloyse Warhouver.
SOMMAIRE DES AUDITIONS
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Pages
- MM. Henri Staeger, Président de la Société industrielle de combustibles nucléaires (SICN) et Frédéric Tona, responsable du pôle « Mines-Chimie » de la COGEMA (20 mars 2001) 337
- MM. le Docteur Abraham Béhar, Docteur en médecine nucléaire, le Professeur Jean-François Lacronique, président de l’OPRI, et Pierre Roussel, physicien nucléaire de l’IPN – Orsay, membre du CNRS (21 mars 2001) 353
- M. le Professeur Roger Salamon, Président du Groupe d’experts indépendants nommés par le Ministre de la Défense et la Secrétaire d’Etat à la Santé (21 mars 2001) 373
- Général Pierre-Marie Gallois (C.R.), spécialiste des questions stratégiques s’étant rendu à plusieurs reprises en Irak (27 mars 2001) 383
- MM. les Professeurs Harry A. Lee, Responsable du Medical Assessment Programme à l’Hôpital Saint Thomas pour le compte du ministère de la Défense britannique, et Romain Gherardi, Chef du service d’histologie-embryologie-cytogénétique et coordinateur du groupe interdisciplinaire nerf-muscle à l’Hôpital Henri Mondor de Créteil (28 mars 2001) 393
- M. Pierre Joxe, ancien Ministre de la Défense (29 janvier 1991 - 4 mars 1993) (2 mai 2001) 413
- M. Jean-Pierre Chevènement, ancien Ministre de la Défense (10 mai 1988 - 28 janvier 1991) (2 mai 2001) 429
- M. Alain Richard, Ministre de la Défense (2 mai 2001) 441
Audition de MM. Henri STAEGER,
Président de la Société Industrielle de Combustibles Nucléaires (SICN)
et Frédéric TONA, Directeur du pôle « MINES-CHIMIE » de la COGEMA,
accompagnés par Mme Christine GALLOT,
(Direction des Relations institutionnelles et des Affaires publiques de la COGEMA)
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 20 mars 2001)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président
M. Bernard Cazeneuve, Président : Votre audition, Messieurs, résulte de certaines de nos interrogations concernant la fabrication des armes incorporant de l’uranium appauvri. Un article du mensuel « Sciences et Avenir » de décembre 2000 a fait état de l’entreprise que vous dirigez en tant qu’importateur et utilisateur d’uranium appauvri.
Sur ce thème, nous avons déjà entendu des responsables de la Délégation générale pour l’Armement (DGA). Nous souhaitons toutefois en savoir plus sur le processus industriel particulier à cette filière de production d’armes de guerre.
Votre entreprise est une des nombreuses filiales du groupe de la Compagnie Générale des Matières nucléaires (COGEMA). Il nous paraît utile que, dans un court exposé, vous nous présentiez le rôle de votre société, son poids économique et financier, ses principales spécialités et ses grands clients. Nous poserons un certain nombre de questions qui concernent plus particulièrement les sujets dont notre mission d’information a à connaître. Il s’agit de définir les conditions dans lesquelles les troupes françaises auraient pu se trouver exposées à des risques chimiques ou bactériologiques durant le conflit du Golfe. Cette mission a été étendue au conflit des Balkans.
Quel que puisse être le degré de confidentialité qui entoure généralement le type d’activités qui sont celles de votre société, nous comptons sur vous pour éclairer notre mission d’information sur certains points essentiels.
M. Henri Staeger : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, je suis président de quatre sociétés de la COGEMA, la société SICN et ses trois filiales : At-Nutech, Mécachimie et Mécagest. La société SICN a été créée en 1958 par le groupe financier ALSPI, sur la base de son établissement d’Annecy qui s’appelait « Société Alsacienne de Construction Mécanique » (SACM).
La Société Industrielle de Combustibles Nucléaires (SICN) a été créée pour fabriquer les combustibles de centrales nucléaires, plus particulièrement de la filière graphite gaz. De 1958 à 1990, elle a fabriqué successivement les combustibles nucléaires de la filière graphite gaz tout en envisageant de fabriquer les combustibles oxydes de la filière rapide sur son établissement de Grenoble.
Depuis 1991, SICN ne fabrique plus de combustibles nucléaires puisque ces deux filières ont arrêté leurs activités. Elle est devenue une société de mécanique qui exerce son métier dans deux types d’activités :
- fabrication de composants mécaniques sur plan des clients, sans responsabilité de conception et avec uniquement une responsabilité de mise en _uvre ;
- conception et réalisation d’équipements spéciaux : sur la base d’un cahier des charges du client, nous fabriquons une machine qui répond à des objectifs, en général, fonctionnels.
Nous avons aujourd’hui trois établissements – Annecy, Grenoble et un établissement dans le village de Codolet, près de Marcoule -, et trois filiales – At-Nutech [implantée à Voisins le Bretonneux (78) et Mérignac (33)], Mécachimie [implantée à Beaumont-Hague(50)], et Mécagest [implantée à Valognes (50) et Saint-Sauveur-le-Vicomte (50)].
Le chiffre d’affaires de SICN SA est de 277 millions de francs pour un effectif de 410 personnes. Avec les filiales, nous réalisons 655 millions de francs de chiffre d’affaires pour un effectif cumulé de 770 personnes.
Notre activité est aujourd’hui largement répartie entre le marché nucléaire et les marchés industriels.
L’établissement d’Annecy, qui vous intéresse plus particulièrement aujourd’hui, comporte cinq lignes de production :
- une ligne de mécanique générale qui fabrique des objets en acier inoxydable pour divers marchés ;
- une ligne de rectification mécanique de haute précision : les métaux sont travaillés avec des précisions de l’ordre du micron ;
- une ligne de revêtement de surface par projection thermique plasma qui dépose des matériaux céramiques ;
- une ligne de fabrication de quartz ;
- une ligne de métallurgie uranium métal mettant en _uvre l’uranium métal par fonderie sous vide, déformations plastiques à chaud, usinage et contrôle.
Le chiffre d’affaires de l’établissement d’Annecy s’élève à 108 millions de francs pour l’année 2000, dont 13 millions plus particulièrement issus de l’activité uranium métal, soit environ 12 %. Les effectifs sont de l’ordre de 150 personnes.
S’agissant du cadre réglementaire, l’établissement d’Annecy est une installation classée pour l’environnement : 27 arrêtés de classement ICPE ont été pris depuis 1961. Les arrêtés préfectoraux, qui réglementent le fonctionnement de l’établissement d’Annecy, datent de 1993 et 1994. Une autorisation de détention d’uranium a été délivrée par le Haut fonctionnaire de Défense. C’est également un point sensible départemental, catégorie 3.
Pour ce qui concerne l’activité de l’uranium métal, c_ur de notre propos, nous approvisionnons de l’uranium métal qui nous vient soit de France, soit de l’étranger, y compris des Etats-Unis. Cet uranium métal est appauvri ou naturel, c’est-à-dire jusqu’à 0,7 % d’uranium 235. En règle générale, il est appauvri à 0,2 %, voire 0,3 % d’uranium 235.
Nous transformons cet uranium métal par des opérations de métallurgie, essentiellement de fonderie. Ce matériau fond à très haute température, aux environs de 1 100 ou 1 200 degrés. Nous y ajoutons généralement des éléments d’addition afin de lui conférer des propriétés mécaniques particulières puisque l’uranium métal, lorsqu’il est non allié, ne possède pas de propriétés mécaniques intéressantes. Les éléments d’addition diffèrent selon les applications. Une fois cette fonderie d’alliage terminée, le métal est transformé pour l’amener à des formes au plus proche de la forme finale que nous abordons alors par usinage.
L’usinage de l’uranium est tout à fait classique, par des machines d’usage courant, de la même manière que pour l’acier inoxydable. Ensuite nous procédons au contrôle. La structure métallurgique de l’uranium métal, notamment au niveau de la grosseur des grains, est importante pour les caractéristiques mécaniques ; de même, les traitements thermiques ont beaucoup d’importance pour les caractéristiques mécaniques finales de ce matériau.
Ce matériau possède une haute densité. Toutefois, pour les applications qui nous intéressent, les caractéristiques mécaniques les plus importantes sont l’allongement et la limite élastique. En effet, l’application de perforation demande un allongement important pour accommoder les contraintes de compression, sans fracturation du matériau.
A partir de quelques photos, j’illustrerai les phases de la fabrication globale de l’obus-flèche à uranium appauvri et je vous décrirai la gamme de fabrication que nous utilisons pour cet alliage.
(Projection de photos)
A la réception sur l’établissement d’Annecy, le lingot d’uranium (en provenance de Nuclear Metal Inc, NMI-USA) pèse environ 300 kilogrammes. Il a une teneur inférieure à 0,3 % d’uranium 235 qui lui donne son appellation « uranium appauvri ». Il est également extrêmement pur, du point de vue des impuretés métalliques, critère essentiel pour l’obtention des caractéristiques mécaniques spécifiées par l’application militaire.
Sur cette dernière caractéristique, je précise que ce niveau de pureté ne peut être obtenu, de mon point de vue, qu’en première mise en _uvre et me semble donc totalement impossible à obtenir avec un uranium de retraitement (car chaque opération métallurgique de mise en _uvre pollue le métal de base).
La première opération consiste à faire l’alliage d’uranium. Pour l’application dont nous parlons, il s’agit d’un alliage uranium avec 0,75 % de titane en masse. Cet alliage est obtenu par fusion sous vide des matériaux (uranium et titane), à haute température, dans des moules en graphite (carbone) revêtus par projection thermique d’un matériau (zircone ytriée-céramique) empêchant la carburation de l’uranium à chaud. Les lopins en Uti 0,75 obtenus par coulée font environ 200 millimètres de diamètre, 700 millimètre de long et pèsent environ 450 kilogrammes.
La seconde opération importante consiste à transformer les lopins en barres de 30 millimètres de diamètre par filage à chaud. Pour cette opération, le lopin est chauffé à environ 800 °C (domaine plastique où sa déformation est plus facile) et enverré pour deux raisons :
- la protection de l’uranium chauffé contre l’oxydation de l’air ;
- la lubrification lors du filage ;
A 800 °C, il est placé sous une presse de 1 500 tonnes pour être filé à travers une filière de 30 millimètres de diamètre. Une trempe à l’eau au défilé sur la barre en sortie de filage confère au matériau la structure métallurgique (grains fins) adéquate.
A la fin de cette opération, nous avons des barres d’environ 3 mètres de long et 30 millimètres de diamètre d’uranium/titane à 0,75 % et de structure adaptée.
Le reste des opérations est plus classique puisqu’il s’agit de tronçonnage, de traitement thermique, d’usinage et de contrôle géométrique, sachant que la rectitude du barreau est une spécification géométrique essentielle de ce produit.
Sur cette photo, vous apercevez les filetages qui permettront de venir fixer le sabot de l’obus. Sur la photo du bas, vous avez la flèche telle que nous la livrons à l’établissement de Giat Industries qui se trouve à Salbris. A ce stade, la flèche en uranium est usinée. Elle a une coiffe en acier qui est la pointe, un sabot en alliage d’aluminium et un empennage en acier. Ces trois éléments – coiffe, sabot et empennage – nous sont livrés par Giat Industries. Notre tâche est d’assembler ces trois éléments sur la flèche avant de l’expédier à l’établissement de Giat Industries à Salbris.
J’ajouterai un dernier élément d’information sur la mise en _uvre de cet alliage d’uranium, à savoir qu’il y a un rapport de mise en _uvre de la matière d’un facteur 2. S’agissant d’une flèche qui, une fois usinée, pèsera de 3,5 à 4 kilogrammes, nous sommes obligés de mettre en _uvre le double d’uranium, le reste constituant des pertes en culots de fonderie, déchets d’usinage, etc.
Cette partie concernait la gamme de fabrication. Vous trouverez, joints au dossier que nous vous avons remis, un certain nombre d’éléments, notamment l’historique des livraisons des flèches à Giat Industries.
S’agissant des sigles que vous retrouvez dans le dossier, l’abréviation OFL correspond à la terminologie « obus-flèche » et la numérotation 105, 120 ou 140 au calibre du canon qui reçoit la flèche.
Nous avons démarré les développements des flèches à uranium appauvri en 1995 et nous sommes en arrêt de fabrication depuis 1998 pour le stade de l’usinage et 1999 pour le stade de la fonderie. En effet, Giat Industries nous a demandé d’arrêter les fabrications en raison de difficultés de mise au point des obus-flèches.
Nous avons livré, outre les besoins formulés par Giat Industries pour développer et qualifier ce type de munitions, 4 540 flèches en uranium appauvri de calibre 105, destinées à être montées sur l’AMX-30, en 1999. Nous avons également livré 1 560 flèches de calibre 120, en 1997, pour le char Leclerc. Le reste, qui concerne le développement de ces munitions, est aujourd’hui bloqué à différents stades de fabrication, sur le site d’Annecy.
M. Charles Cova, Vice-Président : Quelle est la nature des difficultés techniques rencontrées par Giat Industies ?
M. Henri Staeger : Dans le dossier, vous trouverez les deux lettres que le responsable « Domaine Achats » de Giat Industries nous a adressées pour nous demander de suspendre les fabrications. La première lettre, en date du 9 février 1998, commence ainsi : « Compte tenu des divers problèmes techniques qui affectent la munition OFL 120 Uranium… ».
M. Charles Cova, Vice-Président : Avez-vous connaissance de la teneur exacte de ces problèmes techniques ?
M. Henri Staeger : Je ne peux faire aucun commentaire, la société Giat Industries n’étant pas particulièrement communicative sur ses difficultés internes. Je suppose que ces difficultés tiennent à la structuration de l’arme, notamment au niveau de la liaison entre le sabot et la flèche.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous interrogerons la Société Giat Industries sur ces difficultés.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Différents journaux ont publié des articles polémiques suggérant que certains obus-flèches contenaient du plutonium et reprochant à nos armées de s’approvisionner aux Etats-Unis qui leur auraient livré de l’uranium appauvri « de mauvaise qualité », voire même des « déchets industriels ». Cela est-il possible ?
Quant à la seconde polémique, j’en ai eu connaissance à la lecture d’un article paru dans un journal spécialisé : cet article indiquait que les Etats-Unis avaient tout intérêt à maintenir la confusion sur la composition des obus-flèches en uranium afin d’avoir la mainmise sur leur commercialisation. Quel est votre avis sur ce point ?
M. Henri Staeger : Concernant votre première question, je vous ai indiqué que nous nous approvisionnons en uranium appauvri métal. Dans la spécification d’approvisionnement jointe à votre dossier, la seule spécification isotopique exigée est de moins de 0,3 % d’uranium 235, ce qui, en termes d’activité radiologique, est la spécification principale.
Ce type d’uranium, avec ses caractéristiques mécaniques et les impuretés métalliques spécifiées au départ, exclut toute possibilité d’utiliser de l’uranium « sale ». Ce ne peut être qu’un uranium de première élaboration. Dans le processus de fabrication, dès la mise en oeuvre de cet uranium, il va se trouver pollué par des éléments qui seront, par exemple, des impuretés de carbone. En effet, l’uranium, bien que fondu dans un moule en graphite, connaît, dès la mise en oeuvre de la fabrication de la flèche - pourtant soumise à un processus de fabrication extrêmement pur - un niveau d’impuretés qui s’élève déjà, après fabrication, à 100 ppm de carbone. Ceci démontre que les spécifications inférieures à 50 ppm sur les impuretés métallurgiques garantissent un uranium totalement pur.
Quant à votre seconde question concernant l’attitude des Etats-Unis, il est extrêmement difficile d’y répondre. Si vous me demandez mon sentiment personnel et non pas celui de président de la société SICN, il me semble effectivement que la confusion est aujourd’hui telle que les Américains feront ce qu’ils voudront, c’est-à-dire qu’ils conserveront leur uranium. Quant aux industriels français, ils attendent les décisions qui seront prises par les pouvoirs publics.
M. Bernard Cazeneuve, Président : De quelle confusion parlez-vous ?
M. Henri Staeger : Je parle de la confusion médiatique, portant sur la relation supposée entre l’utilisation d’une arme en uranium appauvri et les « syndromes » observés chez les militaires engagés au cours de la guerre du Golfe ou dans les Balkans, raison de la création de votre mission d’information.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce problème se pose également aux Etats-Unis.
M. Henri Staeger : En effet, cette focalisation médiatique a d’abord concerné les soldats américains.
M. Bernard Cazeneuve, Président : J’aimerais comprendre la logique de vos propos. La médiatisation du « syndrome de la guerre du Golfe » a commencé aux Etats-Unis. Or vous indiquez que ce climat de confusion pourrait conduire les Etats-Unis à continuer à utiliser cette arme, au contraire de la France, bien que ce problème se soit posé aux Etats-Unis avant la France et dans des termes beaucoup plus significatifs. Quelle est la logique de l’argumentation que vous venez de développer ?
M. Henri Staeger : Mon sentiment personnel est que les Américains ont trouvé tant d’avantages à l’utilisation de cette arme qu’ils la conserveront.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La France dispose d’une grande quantité d’uranium appauvri, que ce soit l’uranium appauvri stocké à Pierrelatte ou maintenant à Bessines. Pourquoi alors utiliser de l’uranium appauvri importé des Etats-Unis ?
M. Henri Staeger : En France, la production d’uranium métal par l’usine de Comurex à Malvési a été arrêtée en 1990. Par conséquent, lorsqu’ont été formulés les besoins d’uranium nécessaire à la fabrication des flèches pour Giat Industries en 1994 et 1995, Malvési ne produisait plus d’uranium métal. Or la fabrication d’obus-flèches nécessite un uranium de très haute pureté. Comme il est hors de question d’utiliser des stocks d’uranium appauvri du tout venant, nous devions disposer d’une usine qui le fabrique sur demande.
Lorsque nous avons soumis le problème à la COGEMA en 1993-1994, la première idée a été de recourir à une usine du Canada pour fabriquer de l’uranium métal, à partir d’UF4 produit par la France. Or l’uranium produit par les Canadiens n’était pas compatible avec nos besoins en fabrication, notamment pour des problèmes d’impuretés essentiellement gazeuses, des problèmes de pollution à l’hydrogène qui rendaient les allongements beaucoup trop faibles. C’est pourquoi nous avons cherché de l’uranium appauvri américain car les Etats-Unis étaient les seuls à pouvoir fournir de l’uranium à ce niveau de pureté.
M. Frédéric Tona : Si vous le permettez, je voudrais apporter un complément d’information. C’est Giat Industries qui nous a demandé de nous approvisionner auprès des Américains ; notre rôle s’est essentiellement borné à celui d’intermédiaires. A l’époque, la société Nuclear Metal Inc (NMI), devenue depuis Starmet, était en mesure de fournir de l’uranium métal. Nous aurions pu refabriquer de l’uranium à Malvési, mais seulement en reconstruisant une unité, ce qui induisait un investissement. La composante coût avait donc toute son importance, le coût américain étant sensiblement plus faible que le coût français.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En France, l’usine de Malvési a fabriqué de l’uranium métal.
M. Frédéric Tona : Tout à fait. Jusqu’en 1991, l’usine de Malvési a fabriqué de l’uranium métal naturel pour les combustibles UNGG et de l’uranium métal appauvri pour les militaires, mais pas nécessairement pour des obus-flèches.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A quoi servait-il alors ?
M. Frédéric Tona : Nous ne le savons pas, notre rôle se bornant à livrer cet uranium. Cette question doit être posée aux militaires.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Selon l’historique de l’article de « Sciences et Avenir », on a fabriqué des obus-flèches en France en 1987, 1988 et 1989. Qui les fabriquait si ce n’est pas votre établissement ?
M. Frédéric Tona : Nous fabriquions uniquement l’uranium métal. D’ailleurs, quand je dis « nous », je commets un abus de langage. Le pôle « mines-chimie » de COGEMA, que je représente, fournissait la matière première en provenance des Etats-Unis. La société SICN, que préside M. Henri Staeger, l’usinait pour le compte de Giat Industries.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Certes, mais la France fabriquait de l’uranium métal depuis 1960.
M. Henri Staeger : L’uranium métal a de nombreuses applications. L’uranium métal, y compris appauvri, est utilisé par le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) pour des applications nucléaires.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui, mais l’uranium appauvri n’est utilisé dans le nucléaire qu’en petites quantités, dans les blindages.
M. Henri Staeger : Je ne parle pas de blindages, mais d’armes nucléaires.
M. Frédéric Tona : Le CEA utilise, me semble-t-il, des blindages pour les armes nucléaires, c’est-à-dire les bombes nucléaires, et non pas pour les obus-flèches.
M. Henri Staeger : L’uranium métal appauvri intervient dans la fabrication des armes nucléaires.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Des obus-flèches à uranium appauvri ont-ils été fabriqués en France, avant 1994?
M. Henri Staeger : La fabrication de la flèche nécessite des moyens de production spécifiques tels que la presse de filage à chaud, mise en place à SICN en 1994. Les premières fabrications de flèches filées à SICN sont sorties des chaînes de production en 1995.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avant cette date, SICN ne fabriquait donc pas d’obus-flèches ?
M. Henri Staeger : SICN n’a pas fabriqué de flèches en uranium filé avant 1995.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quelle quantité d’uranium appauvri avez-vous importé des Etats-Unis ?
M. Henri Staeger : Nous avons importé 910 tonnes d’uranium appauvri de NMI, en trois livraisons, à savoir 250 tonnes, 60 tonnes, puis 600 tonnes.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les rapports isotopiques concernant les lots d’uranium appauvri importés des Etats-Unis ont montré la présence d’uranium 236. Dès lors que l’on trouve de l’uranium 236, il s’agit d’uranium de retraitement. Etes-vous d’accord ?
M. Frédéric Tona : C’est en effet une signature d’uranium de retraitement.
M. Henri Staeger : Vous présentez ce point comme une affirmation. Pour ma part, je répondrai par un autre argument. S’il est exact que l’uranium 236 n’existe pas dans la filiation naturelle de l’uranium 238, ce n’est pas pour autant que la présence d’uranium 236 à l’état d’impuretés démontre obligatoirement qu’il s’agit d’uranium de retraitement.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans l’uranium appauvri que vous avez importé des Etats-Unis, avez-vous décélé de l’uranium 236 ?
M. Frédéric Tona : Oui, dans une moyenne de 30 ppm.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lorsque vous avez interrogé les Américains sur la provenance de cet uranium 236, quelle a été leur réponse ? En effet, l’uranium appauvri peut être le résidu de l’enrichissement d’uranium naturel en uranium 235, par ultracentrifugation, comme c’est le cas en France, via Eurodif.
M. Frédéric Tona : Non, il n’y a pas d’ultracentrifugation dans le cas américain. D’ailleurs, c’est ce qui pose problème.
Le Département de l’Energie (DOE) disposait de trois usines : Oak Ridge, Portsmouth et Paducah. L’usine d’Oakridge a été fermée et les deux autres cédées à l’USEC. Ces usines étaient civiles, les usines militaires étant localisées à Hanford dans l’Etat de Washington.
Les Américains ont fait passer de l’uranium de retraitement dans leur système de diffusion gazeuse. Dès lors que vous faites passer de l’uranium de retraitement qui contient entre 4 000 et 6 000 ppm d’uranium 236, cet uranium de retraitement se fixe sur les barrières en céramique servant à la diffusion gazeuse.
Tous les éléments qui passent se fixent dans ces barrières en céramique. C’est pourquoi aujourd’hui, lorsque vous repassez un uranium naturel à l’intérieur des barrières de diffusion gazeuse américaines, vous obtenez une signature en uranium 236. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la norme ASTM de l’uranium dit naturel a été établie à 20 ppm d’uranium 236.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Selon votre explication, la présence d’uranium 236 détectée dans l’uranium importé des Etats-Unis est due à une pollution préalable par de l’uranium retraité dans les chaînes de diffusion. Mais que fabriquent les Américains avec cet uranium de retraitement ?
M. Frédéric Tona : Ils réenrichissaient tout simplement l’uranium retraité. Les électriciens qui avaient des contrats d’enrichissement d’uranium avec le DOE, avaient la possibilité de livrer soit de l’uranium naturel, soit de l’uranium de retraitement. Par conséquent, les Américains, dans leurs contrats d’enrichissement d’uranium, ont intégré la possibilité d’enrichir de l’uranium de retraitement.
Dans l’uranium de retraitement, il reste toujours une quantité d’uranium 235 à faible « burn up », soit 1 à 1,5 %. S’il est à fort « burn up », vous tombez à 0,4 %, et il s’agit alors d’un uranium « appauvri » en opposition à celui qui est enrichi. Quand vous faites passer de l’uranium, par exemple, à 1,2 %, vous le réenrichissez. Entre 0,7 - teneur naturelle - et 1,2 %, vous avez déjà une composante UTS. C’est une matière que vous réenrichissez. C’est ce qu’ont fait les Américains pour le compte des électriciens.
Aujourd’hui, tous les uraniums, même naturels, qui passent directement par les enrichisseurs américains, portent une signature en uranium 236 à leur sortie de l’usine, même s’ils n’en ont aucune à leur entrée.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans un article récemment paru dans « Le Monde », il est fait état qu’une étude portant sur la pollution à base d’uranium des obus-flèches lancés par les Américains, effectuée par des experts européens pour le compte de la Communauté européenne, a détecté du plutonium. Comment expliquez-vous cela ?
M. Frédéric Tona : Dans le cadre d’analyses que nous avons effectuées, nous avons trouvé de l’uranium 236, mais pas de plutonium.
Revenons un peu en arrière. Giat Industries nous a demandé de nous approvisionner auprès de NMI. C’est ce que nous avons fait, car c’était la seule source que nous connaissions. Par ailleurs, Giat Industries nous a communiqué les spécifications de l’uranium souhaité, à savoir de l’uranium appauvri avec un taux d’isotope 235 inférieur à 0,3 %, ainsi qu’une liste très stricte sur les teneurs en différents éléments tels que le fer, le chrome, le cobalt.
La société Giat Industries a beaucoup insisté sur ces points, sans jamais se préoccuper de savoir s’il y avait ou non de l’uranium 236. Nous avons effectué des analyses sur les lots d’uranium appauvri livrés par NMI et nous avons découvert un léger marquage. Par rapport à la norme américaine qui est de 20 ppm d’uranium 236 pour l’uranium dit naturel, nous avions trouvé une teneur en uranium 236 de 31 ppm en moyenne. Nous avons pensé à une pollution. En fait, si vous utilisez de l’uranium de retraitement appauvri, vous ne pouvez obtenir le niveau de pureté requis pour les autres éléments, à savoir le fer, le chrome et le cobalt. Lorsque nous avons demandé à notre fournisseur, NMI, la raison de ce léger marquage en uranium 236, il s’est borné à nous indiquer que le DOE lui avait livré, en 1993, 1994, voire 1995, une matière en provenance de l’usine de Paducah.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Est-ce l’explication qu’ils vous ont fournie quant à la pollution ?
M. Frédéric Tona : Non, c’est l’explication que je donne car je la constate. Quand de l’uranium enrichi UF6 nous arrive des Etats-Unis, nous avons toujours un marquage par de l’uranium 236, généralement en dessous de 20 ppm. C’est pourquoi la norme ASTM a été fixée à 20 ppm.
Se pose également le problème des pieds de cuve des cylindres. Quand le cylindre est vidé, il subsiste toujours un fond qui peut contenir de l’uranium 236. Par conséquent, l’uranium UF6, naturel, propre, qui y sera versé, pourra se contaminer. En effet, les cylindres ne sont pas lavés à chaque manipulation car la norme nous autorise quelques ppm d’uranium 236.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans votre raisonnement, il y a un élément que je ne saisis pas. S’agissant des obus à uranium appauvri américains, nous avons maintenant la certitude, suite aux analyses effectuées qui ont détecté du plutonium, qu’il s’agit bien d’obus à base d’uranium retraité.
Vous dites qu’il faut de l’uranium naturel, même pollué par l’uranium 236, pour être conforme aux normes sur les métaux, en raison d’un problème au niveau de l’alliage. Dans ce cas, pourquoi les Américains parviennent-ils à fabriquer des obus et pas les Français ?
M. Frédéric Tona : Ce n’est pas que nous ne parvenions pas à fabriquer de l’uranium métal.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Alors pourquoi avez-vous ces normes draconiennes alors que les Etats-Unis utilisent leur uranium retraité, avec divers produits annexes, sans se poser de questions ?
M. Frédéric Tona : Dans les analyses faites par les Suisses ou la Communauté européenne, dont la presse s’est faite l’écho, on retrouve à peu près la même signature, soit 30 ppm d’uranium 236.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : On trouve également du plutonium 239 dans ces analyses, alors que vous n’avez pas obtenu le même résultat !
M. Frédéric Tona : En effet, nous n’avons pas trouvé de plutonium 239 dans les échantillons analysés.
M. Bernard Cazeneuve, Président : La question qui nous intéresse est double. Nous aimerions savoir si les obus-flèches à uranium appauvri, utilisés sur le théâtre des opérations dans le cadre de la guerre du Golfe et du conflit des Balkans, avaient une composition isotopique qui pouvait ou non mettre en danger la vie de nos soldats.
M. Frédéric Tona : C’est la partie épidémiologique de la question.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Non, il s’agit de l’exposition de nos soldats à des risques ayant pu engendrer des maladies. Le travail épidémiologique, conduit par le Professeur Salamon, n’est pas celui de la mission d’information, même si nous sommes amenés à travailler en étroite liaison avec lui.
Nous avons la réponse à la question que pose Mme Rivasi s’agissant des lots français, car nous avons demandé au ministère de la Défense de nous communiquer la composition isotopique de l’ensemble des obus-flèches à uranium appauvri à sa disposition. Dans la composition isotopique de ces armes, dont vous avez les tableaux sous les yeux, il n’y a pas de plutonium.
M. Henri Staeger : Non.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons donc la réponse à la question posée par Mme Rivasi.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a tout de même une présence d’uranium 236 dans ces lots.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Je souhaite que nous portions au compte rendu de cette séance des éléments qui sont incontestables dans la perspective de la rédaction de notre rapport. Aujourd’hui, nous savons très clairement que les obus appartenant à des lots français, dont la composition isotopique nous a été notifiée par le ministère de la Défense au terme de notre saisine, ne contiennent pas de plutonium. Messieurs, vous venez de nous le confirmer par votre exposé. Ils contiennent de l’uranium 236 pour des raisons que vous venez de porter à notre connaissance. Il n’y a donc aucune ambiguïté sur le fait que les lots ne contenaient pas de plutonium, puisque nous en avons la composition.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il manque tout de même trois lots sur les dix lots existants.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Aujourd’hui, la réalité s’appuie sur les documents qui nous ont été transmis et sur les confirmations qui viennent de nous être apportées. Pour ma part, je ne fais aucune extrapolation quant aux trois lots dont il nous manque les analyses. Elles doivent nous être transmises. Nous pourrons alors poser les questions s’y rapportant.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nos militaires français ont surtout été exposés à des obus-flèches américains. Par conséquent, reste posée l’hypothèse d’une contamination à base de plutonium et plus vraisemblablement par les poussières produites par les explosions de ces munitions.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Cette question doit effectivement être posée, mais à ceux qui sont en mesure d’y répondre.
M. Henri Staeger : L’industriel français que je représente peut tout à fait vous parler des obus-flèches français, mais pas des armements américains. Je ne sais pas combien de munitions ils ont tiré, ni la composition de ces dernières. De façon certaine, je peux vous confirmer les éléments suivants : nous avons livré des flèches en uranium à partir de 1995, à des fins de développement ; les flèches pour l’AMX-30 ont été livrées en 1999 ; les premières flèches de 120 ont été livrées en 1997.
Par ailleurs, je suis en mesure de vous confirmer que selon les spécifications formulées par Giat Industries, en particulier un allongement supérieur à 16 %, il faut un matériau qui, outre le fait qu’il soit allié à 0,75 % de titane, doit avoir un niveau d’impuretés métalliques tellement bas que c’est un uranium de très haute volée. Il est rare d’avoir besoin d’un uranium avec de telles caractéristiques mécaniques.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans l’uranium métal, est-il possible d’additionner du béryllium ?
M. Henri Staeger : J’ai lu, en effet, des articles dans la presse qui font état d’élucubrations sur la composition d’une flèche avec une coiffe en béryllium, justifiant cette association par l’ajout aux caractéristiques mécaniques de l’uranium des caractéristiques de pollution du béryllium.
La coiffe que nous livrons est en acier. De plus, les propriétés mécaniques du beryllium ne me paraissent pas compatibles avec cette application.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Par conséquent, vous ne livrez à Giat Industries que l’obus-flèche, puisque c’est Giat Industries qui se charge de l’assemblage.
M. Henri Staeger : Je vous ai montré une photo de la flèche telle que nous la livrons à l’établissement de Giat Industries, à Salbris. A ma connaissance - mais je n’ai pas assisté aux opérations réalisées par Giat Industries -, cet établissement ne fait que monter la cartouche explosive derrière le sabot, sans toucher à la flèche, car la partie entre la coiffe en acier et le sabot est peinte.
M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Président, je pense que vos réponses très précises, complétées par les éléments que nous demanderons à Giat Industries, nous permettront de faire la lumière sur la composition des obus à uranium appauvri français, et de mettre un terme à certaines contrevérités en la matière.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : L’usine de Malvési était opérationnelle pour fabriquer de l’uranium métal. Pourquoi avoir abandonné cette fabrication d’uranium métal pour l’importer des Etats-Unis ? Pour l’armée, il ne s’agit pas forcément d’une question financière, d’autant que Malvési a une partie civile et une partie militaire.
M. Frédéric Tona : Non, l’usine de Malvési est entièrement civile. C’est une question de coût, uniquement.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Combien cela vous coûte-t-il d’importer de l’uranium métal des Etats-Unis ?
M. Frédéric Tona : Moins cher que de le fabriquer à Malvési.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : L’uranium métal américain est-il différent de l’uranium métal fabriqué en France ?
M. Frédéric Tona : En principe, non, mais tout dépend des impuretés qu’il contient.
M. Henri Staeger : Nous avons examiné les caractéristiques de l’uranium métal fabriqué à Malvési. Pour l’application à des obus antichars, deux pollutions nous gênaient s’agissant des impuretés métalliques, notamment les impuretés en silicium. En effet, dans le procédé utilisé sur l’uranium de Malvési, de mémoire, nous devions obtenir un peu plus de 100 ppm de silicium : c’est un taux relativement gênant au niveau des caractéristiques mécaniques de la flèche.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : D’où provenait cette pollution ? De la matière première ?
M. Frédéric Tona : Non, cela provenait certainement du process. A l’usine de Malvési, on fabriquait essentiellement de l’uranium métal naturel pour les centrales graphite-gaz et très peu d’uranium métal appauvri. De plus, entrait en ligne de compte une question de coût. Quand, en 1993, s’est posée la question de savoir si la fabrication se faisait ou pas à l’usine de Malvési, il a été très clair que la société Giat Industries n’était pas disposée à payer le prix demandé.
M. Charles Cova, Vice-Président : NMI est-il le seul fabriquant d’uranium appauvri métal aux Etats-Unis ?
M. Frédéric Tona : Non, il y en a plusieurs. A l’origine, il y en avait deux, Aerojet et NMI-Starmet. L’armée américaine se fournit chez NMI.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et vous ?
M. Frédéric Tona : Il ne s’agit pas de nous. C’est Giat-Industries qui se fournit chez NMI, Nuclear Metal Inc, dont le nouveau nom est Starmet. Cette société est localisée à Concord et leur usine est située à Barnwell. Il s’agit d’une société privée qui est actuellement en vente.
M. Jean-Louis Bernard : Vous nous avez expliqué que la société Giat Industries avait préféré s’approvisionner aux Etats-Unis. Peut-on supposer que cela soit également dû aux lobbies antinucléaires qui ont donné une image défavorable de la production et du traitement de l’uranium en France ?
L’intoxication au plutonium peut avoir des conséquences. Or, à ma connaissance, que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, il n’a pas été démontré de corrélation entre un certain nombre de troubles présentés par les anciens combattants de la guerre du Golfe et une éventuelle intoxication par le plutonium.
M. Frédéric Tona : S’agissant de votre première question, la réponse est négative. En ce qui concerne les lobbies antinucléaires, ils n’ont eu aucun rôle dans le choix de recourir à NMI. Ce fut un choix purement économique.
Quant à la deuxième question, je ne suis pas en mesure de vous répondre.
M. Jean-Louis Bernard : Si je comprends bien, on peut déduire de ces études qu’une intoxication au plutonium à l’occasion de l’utilisation de ces munitions ne peut avoir des effets à court ou moyen terme.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dix ans se sont écoulés depuis 1990.
M. Jean-Louis Bernard : Justement, je pose cette question pour écarter cette hypothèse par le paradoxe.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Non, pas du tout. Dix ans représentent déjà un long terme pour une contamination.
M. Jean-Louis Bernard : Certes, mais on devrait alors avoir une corrélation : ou cette corrélation existe, ou elle ne peut être constatée.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pour cela, il faut mener une étude épidémiologique et il n’y en a pas eu en France.
M. Jean-Louis Bernard : Peut-être ; toujours est-il qu’en Angleterre, une étude épidémiologique, actuellement menée en étroite collaboration avec le National Health Service et les anciens combattants de la guerre du Golfe, n’a pas fait ressortir de différence significative en matière de tumeurs malignes, de leucémies, voire de mortalité à dix ans.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a 3 % de mortalité de plus.
M. Jean-Louis Bernard : Ces 3 % sont principalement liés à des accidents de la route.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Il y a un mois, une délégation de notre mission a effectué un déplacement en Grande-Bretagne. Des informations non ambiguës nous ont été apportées sur ce sujet.
M. André Vauchez : Quand la flèche percute un char, que peuvent engendrer les effets thermiques, notamment la transformation totale de la masse d’uranium en poussières ? Quel risque y a-t-il à respirer de telles poussières, avec ou sans plutonium ?
M. Henri Staeger : Je n’ai pas les compétences pour discuter des effets d’une flèche en uranium sur un char. Il conviendrait d’examiner la physique d’interaction entre une flèche à grande vitesse et un char ainsi que les matériaux qui composent un char, y compris les munitions à son bord. Peut-être même faudrait-il procéder à une simulation grandeur nature.
Dans notre secteur, la métallurgie, nous ne sommes pas confrontés à ce type de transformation d’uranium. Nous fondons le matériau à haute température. La phase de poussières ou de mise en poussières par un impact cinétique à grande vitesse n’existe pas. Seul Giat Industries est à même de vous apporter les précisions que vous me demandez.
M. Charles Cova, Vice-Président : Je rebondis sur la composition des métaux qui composent un char. A votre connaissance, dans le blindage des chars, y a-t-il ou non de l’uranium appauvri hors certaines pièces ?
M. Henri Staeger : En France, à ma connaissance, non, que ce soit sur le char Leclerc, ou l’AMX-30. Quant aux Etats-Unis, je ne saurais dire.
M. Charles Cova, Vice-Président : Avez-vous fourni du métal d’uranium appauvri pour la fabrication de blindages ?
M. Henri Staeger : Pour fabriquer un blindage de char en uranium appauvri, il faut un laminoir. C’est une gamme de fabrication complètement différente de celles pour lesquelles nous sommes spécialistes. Comme nous sommes les seuls en France à avoir une installation de métallurgie d’uranium métal, je peux vous confirmer que l’uranium métal n’entre pas dans la fabrication du blindage des chars français.
Il est possible d’imaginer des développements spécifiques, mais aucune fabrication. S’agissant des chars américains, je sais simplement que les Américains ont fabriqué beaucoup de choses avec l’uranium, mais jusqu’où sont-ils allés concernant le blindage ? Je ne saurais vous dire.
A une époque, certains journaux ont joué sur l’attaque-défense, en imaginant que, comme la flèche en uranium perçait le char en acier, il convenait de mettre du blindage en uranium. Ensuite ils ont imaginé, comme la flèche arrivait sur le blindage en uranium sans le percer, d’envoyer des précurseurs afin de soulever la plage en uranium et passer dessous. Ce sont des choses que l’on peut lire dans la presse.
Concernant les chars français, ma réponse est tout à fait claire : SICN étant le seul industriel français travaillant dans le domaine de l’uranium métal, s’il y avait eu du laminage d’uranium en grande série, je l’aurais su.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : SICN est-elle actuellement la seule société en France à fabriquer de l’uranium appauvri en métal ?
M. Henri Staeger : Depuis 1993, oui.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui fabrique alors les quilles de bateau en uranium appauvri ou l’uranium appauvri que l’on retrouve au niveau des ailes des avions ?
M. Frédéric Tona : Je suppose que Boeing se fournit aux Etats-Unis.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Par conséquent, vous ne fabriquez que les obus ?
M. Henri Staeger : Jusqu’en 1993, deux industriels français travaillaient sur l’uranium métal : la société Cerca et la société SICN. Depuis 1993, il n’y a plus que SICN puisque Cerca, qui mettait en oeuvre l’uranium métal sur le site de Bonneuil, a fermé ce site et l’a décontaminé.
Concernant nos applications en uranium, nous produisons des lests, nous fabriquons des blindages pour les sources de cobaltothérapie pour les hôpitaux. Pour en revenir aux exemples que vous avez pris, la quille du Pen Duick III, me semble-t-il, a effectivement été fabriquée en uranium en 1990 ou 1991.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quelles sont les précautions prises par vos travailleurs qui manipulent l’uranium appauvri ?
M. Henri Staeger : Quand ils travaillent sur l’uranium métal, les employés prennent des gants et quand ils travaillent sur le démoulage, c’est-à-dire lors de la séparation du graphite du lingot, ils mettent en plus un masque.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce, afin de ne pas inhaler des poussières ?
M. Henri Staeger : Dans les articles de la presse généraliste, on parle de particules microniques. Or les poussières du style oxyde sont plutôt de la taille du millimètre.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : N’y a-t-il pas aussi une phase d’usinage ?
M. Henri Staeger : Non ; ce sont des plaques d’oxyde qui font plusieurs millimètres de diamètre. Il n’y a aucune poussière micronique dans la métallurgie de l’uranium.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous fabriqué des obus à base de tungstène ?
M. Henri Staeger : Non ; la seule société qui a fabriqué des flèches en tungstène était une filiale de Giat Industries. Depuis, elle a été rachetée par la société Plansee. Elle s’appelle Cimébocuse.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : De l’obus-flèche à base de tungstène et l’obus-flèche à base d’uranium, laquelle de ces munitions est la plus chère ?
M. Henri Staeger : Je ne sais pas. Il me semble que le procédé de fabrication d’une flèche en tungstène est très complexe. Nous avons trouvé un processus de mise en forme de l’uranium qui, à mon avis, est moins cher que la métallurgie des poudres tungstène. Sans aucune certitude, je dirais que nous sommes un peu moins chers.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous donner un ordre de prix d’un obus-flèche à base d’uranium appauvri ?
M. Henri Staeger : Une flèche en uranium, telle que je vous l’ai présentée, se vend entre 3 000 et 5 000 francs. Il ne s’agit, bien entendu, que du prix de la flèche, hors les autres composantes de l’obus tel qu’il est livré par Giat Industries aux armées.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : On parle d’uranium appauvri sur les ailes d’avions civils, mais j’espère que cela ne concerne que le lestage ou les freins. Rassurez-nous !
M. Henri Staeger : A ma connaissance, dans les applications de l’uranium métal dans l’aéronautique en France, seules des recherches de développement ont été effectuées sur une partie qui concerne les aérofreins, afin d’éviter le phénomène de flottement. J’entends et je lis par l’intermédiaire de la presse que Boeing aurait installé de l’uranium appauvri sur l’ensemble de sa flotte. Ce n’est pas le cas sur les avions français ou alors, leurs fabricants ne se sont pas approvisionnés chez nous.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions pour vos réponses très précises.
Audition de M. le Professeur Jean-François LACRONIQUE,
Président de l’Office de Protection contre les Rayonnements ionisants (OPRI), M. Pierre ROUSSEL, Directeur de recherche au CNRS
(Institut de Physique nucléaire d’Orsay, CNRS, IN2P3, Université Paris-Sud)
et le Docteur Abraham BÉHAR, médecin spécialiste,
Président de l’Association française des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire et Vice-Président de l’International Physician
for the Prevention of Nuclear War (IPPNW)
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 21 mars 2001)
Présidence de M. Charles Cova, Vice-président
M. Charles Cova, Vice-président : Nous ouvrons notre réunion d’aujourd’hui, dans la continuité des travaux de la mission qui conduit ses investigations en toute indépendance et dans un souci de large transparence. Nous avons auditionné, le plus souvent de façon publique, de très nombreux responsables, civils et militaires, des scientifiques, des médecins, et des membres des milieux associatifs. Nous complétons cette démarche par des déplacements à l’étranger et par l’étude de documents dont nous avons exigé la transmission de la part du ministère de la Défense, après déclassification.
Nous sommes une mission parlementaire. A cet égard, notre compétence n’est ni médicale, ni scientifique. Cette mission d’information dispose toutefois des pouvoirs de contrôle du Parlement sur l’action de l’exécutif.
A ce titre, nous souhaitons savoir ce qui s’est passé et nous estimons qu’il relève de notre rôle de formuler des propositions, afin de mieux protéger nos soldats à l’occasion des futures opérations extérieures où des armes de nouvelle génération pourraient être mises en _uvre sur le terrain.
S’agissant des éventuelles conséquences sanitaires que seraient susceptibles de supporter certains militaires dépêchés dans le Golfe, nous n’oublierons pas le devoir de vérité et, le cas échéant, de réparation qui s’impose à l’Etat.
Pour cela, il nous faut rassembler le maximum de témoignages, de faits précis, sur la base de documents et d’opinions, notamment de personnalités scientifiques. Sur ce dernier point, votre présence devant nous, aujourd’hui, nous a semblé indispensable.
Mme Castanier, de la CRII-RAD qui, pour cause de maladie, ne peut être ici aujourd’hui, et M. Roussel, ont chacun conduit une réflexion sur l’effet et les risques de l’usage d’armes incorporant de l’uranium appauvri. Au regard de ses responsabilités, de sa formation de médecin, de ses contacts français ou étrangers, le Professeur Lacronique nous semble être à même de nous apporter un éclairage important sur ces questions. Enfin, le Docteur Béhar, spécialiste de médecine nucléaire et de biophysique, peut, lui aussi, très certainement préciser et développer publiquement devant nous des thèses affirmées, tant au niveau français qu’au niveau international, par de nombreux spécialistes ou chercheurs.
Cette audition est avant tout une réunion de travail. Elle est aussi une tribune permettant à chacun de s’exprimer librement en son nom personnel ou en celui de l’institution qu’il représente. Ce sera à vous de nous préciser ce point.
Nous pourrions organiser nos travaux de la façon suivante, si vous en convenez. En premier lieu, chacun d’entre vous pourrait brièvement présenter l’organisme qu’il représente ou le travail qu’il a conduit, de même que ses sources ou contacts internationaux. Ensuite, ceux qui souhaiteraient faire un exposé liminaire pourront effectivement le faire. Puis les membres de la mission et, d’abord, l’un de nos deux co-rapporteurs, Mme Michèle Rivasi, vous poseront des questions, sachant que nous souhaitons aussi qu’un dialogue s’engage entre vous, s’il vous paraît nécessaire de « rebondir » sur telle affirmation ou réflexion.
Enfin, au terme de l’audition, nous aimerions que vous nous communiquiez votre avis sur un document que je viens de vous distribuer. Il s’agit d’un relevé concernant les rapports isotopiques de lots d’uranium appauvri prélevés sur les stocks fournis par le ministère de la Défense et correspondant à de l’uranium appauvri livré à la France pour fabriquer des obus-flèches. Cette étude a été réalisée au cours du mois de janvier 2001 par la Direction des Applications Militaires du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA), à la suite de la demande adressée en ce sens par la mission d’information au Ministre de la Défense. Il semble en effet que ce travail n’était pas disponible ou n’avait pas été fait en son temps, ce qui serait à tout le moins surprenant et regrettable.
En tout état de cause, la mission d’information n’entend pas prendre « pour argent comptant » les rapports officiels sur un tel sujet, que ces travaux émanent d’ailleurs de l’OTAN ou d’experts de l’Union européenne et des Nations Unies. Pour nous, ces conclusions ne constituent que des éléments d’information parmi d’autres. Nous souhaitons avant tout les confronter aux opinions personnelles de scientifiques, d’autant que, et votre présence l’atteste, nous disposons en France d’un registre d’experts non négligeable et aux origines réellement diversifiées.
Je dois ajouter que j’excuse l’absence de M. le Président Bernard Cazeneuve, qui vient d’être élu maire de Cherbourg et qui doit installer son conseil municipal aujourd’hui, ainsi que celle de M. Claude Lanfranca, qui est notre autre co-rapporteur, premier adjoint au maire de Limoges, retenu lui aussi pour des impératifs municipaux.
Messieurs, nous vous écoutons à présent, en vous remerciant d’avoir bien voulu nous consacrer un peu de votre temps et de votre savoir.
M. le Docteur Abraham Béhar : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, comme le Président vient de le dire, j’ai enseigné pendant de nombreuses années la biophysique à l’université de Paris VI et je suis ancien médecin des hôpitaux de Paris, à l’Hôtel Dieu, en médecine nucléaire. A ce titre, les aspects très particuliers des problèmes de radioprotection, m’ont, professionnellement, directement concerné. Pendant de nombreuses années, j’ai en effet été le responsable de la radioprotection à l’hôpital Broussais, dans le XIVe arrondissement de Paris. Ce matin, j’interviens essentiellement en tant que président de l’association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire. Permettez-moi d’insister sur le mot « prévention ». Il ne s’agit pas de prendre une attitude partisane dans ce domaine, mais cette association internationale, qui regroupe 200 000 médecins dans 65 pays de par le monde, s’est posé le problème de ce que pourraient faire les médecins devant un éventuel génocide nucléaire. Constatant qu’il n’y avait pas de solution curative, ils ont constitué une association internationale, qui s’appelle, en anglais, « IPPNW », pour prévenir ce genre de catastrophe.
C’est à ce titre qu’en 1991, j’ai été contacté par le journal « Le Monde Diplomatique », à la suite d’une enquête effectuée en Irak, sur le problème précis de l’uranium appauvri. Nous avons donc entamé des travaux et des recherches, dès 1991, avec un article paru dans ce journal, pour essayer de comprendre et de cerner la nature du problème.
A cette époque, nous n’avions pas encore le formidable travail réalisé par la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR 66), dont l’ouvrage que j’ai ici entre les mains date de 1994-1995. Nous ne connaissions donc pas bien les modes d’intoxication par l’uranium appauvri. Ma seule expérience s’appuyait sur le fait que dans mon laboratoire, tout le matériel de radioprotection était constitué en uranium appauvri. C’est dire que j’avais une perception tout à fait inverse de ce que pouvait représenter cet élément radioactif.
Progressivement, avec l’aide des équipes internationales, nous avons appris qu’effectivement la voie d’introduction pulmonaire sous forme d’aérosol représentait une indéniable toxicité. Cette toxicité a été parfaitement mesurée, publiée, vérifiée, par la CIPR 66, qui représente à mon avis la référence. Les modèles d’introduction et d’élimination de cette substance sont aussi bien connus. De ce point de vue, je pense que ce sont les équipes de l’Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN) qui ont le mieux travaillé sur le sujet, pour bien comprendre qu’une partie de ce toxique est éliminée par voie urinaire.
Les travaux effectués aux Etats-Unis par le Docteur Durakovic, qui a retrouvé, dans les urines des vétérans, jusqu’à quatre à cinq ans après, la présence des différents isotopes de l’uranium, sont cohérents avec ce qu’avait dit la CIPR auparavant.
En tant que président de l’IPPNW, ONG internationale, j’ajouterai que bien évidemment, nous ne nous sommes pas arrêtés au seul problème particulier, spécifique, et relativement modeste, de l’uranium appauvri. Nous sommes aussi partie prenante du travail réalisé sur les symptômes des vétérans de la guerre du Golfe, et sur les pathologies récemment décelées parmi les soldats envoyés en ex-Yougoslavie.
De ce point de vue, j’ai aussi été appelé comme expert auprès du Parlement européen. La résolution qui a été largement votée par le Parlement européen me paraît très utile pour l’ensemble des Parlements nationaux. Il me semble que c’est une résolution modérée, réaliste, très prudente, qui n’affirme rien de façon péremptoire, mais qui termine sur une notion très importante et qui devrait ici vous toucher tous : il s’agit de l’idée que les armes nouvelles représentent, bien après la fin du conflit, un héritage de long terme sur le terrain, pour les civils. Ces nouvelles armes posent le même problème que les mines antipersonnel qui, une fois la guerre terminée, causent des dommages sur les civils. Je voudrais ici souligner le courage du Parlement européen, qui, précisément, a demandé un moratoire sur cette question que les parlementaires européens italiens ont appelé « la guerre écologique ». Il s’agit là d’une réflexion qui pourrait être très utile pour vos travaux.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Comme mon confrère, je suis médecin, ayant passé ma thèse de doctorat en médecine, en 1971. J’ai été nommé professeur des universités en santé publique, et médecin des hôpitaux en 1980. Je suis en détachement, depuis novembre 1997, comme président de l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI), établissement public de contrôle, d’expertise et de surveillance de la radioprotection civile. Le 24 novembre 2000, mon mandat a été renouvelé pour trois années supplémentaires.
Je rappelle que la radioprotection est une des facettes de la santé publique, dont l’une des caractéristiques est de mêler de nombreuses compétences scientifiques – chimie, physique, biologie, médecine – afin d’établir les conditions sanitaires dans lesquelles peut se poursuivre l’usage des rayonnements au service de l’homme. L’OPRI est une agence nationale de sécurité sanitaire, dont la tutelle est assurée par le ministère de la Santé et le ministère chargé du Travail. Nous n’avons pas de pouvoir de police sanitaire, lequel est assuré par le Gouvernement représenté par les Préfets au niveau local.
Mes compétences en matière de santé publique m’ont conduit à exercer les fonctions de directeur d’administration centrale, adjoint au directeur général de la Santé et des Hôpitaux au ministère de la Santé, entre 1979 et 1981, puis dans divers cabinets ministériels entre 1991 et 1993.
En ce qui concerne mes compétences en matière de rayonnements ionisants, j’ai fait trois années de spécialité médicale en radiologie. J’ai exercé des fonctions comme assistant des universités en radiologie à la faculté de médecine Saint-Louis Lariboisière, entre 1968 et 1973. J’ai été directeur de l’Institut Curie entre 1985 et 1990, établissement prévu pour recevoir les victimes d’accidents d’irradiation grâce à un service de radiopathologie unique en France, actuellement dirigé par mon collègue le Professeur Cosset. J’ai tenté d’exploiter cette expérience en créant, en 1991, dans le cadre de l’UNAFORMEC - organisme conventionné de formation médicale continue -, un enseignement de radiopathologie destiné aux médecins généralistes des régions nucléarisées pour les former à l’intervention en cas d’incident ou d’accident nucléaire.
Actuellement, dans mes fonctions à l’OPRI, je suis membre - depuis 1998 - du groupe d’experts dit « de l’article 31 » du traité Euratom. Il s’agit d’une mission chargée d’étudier les adaptations des normes de base en matière d’exposition aux rayonnements ionisants qui s’imposent aux pays membres de l’Union européenne. C’est à ce titre que j’ai été Délégué français pour la rédaction du rapport sur l’uranium appauvri dans les Balkans, qui a été rendu public le 6 mars dernier. J’ai assisté à toutes les réunions de ce comité et je présume que c’est à ce titre que vous avez souhaité m’entendre.
Plusieurs communiqués de presse ont présenté notre groupe comme « indépendant ». Je souhaite apporter une précision à ce sujet : je suis nommé par le Gouvernement français et, à ce titre, je ne peux guère vous dire que je suis indépendant de lui. Je le suis à l’égard des exploitants, de tout intérêt public et privé. Je suis par ailleurs indépendant financièrement, comme fonctionnaire enseignant titulaire et ne jouissant d’aucun avantage particulier pour les fonctions que j’occupe.
Je suis par ailleurs le chef de la délégation française à l’UNSCEAR, acronyme qui désigne le comité scientifique pour l’étude des effets des rayonnements ionisants, placé auprès de l’assemblée générale des Nations Unies, qui a rendu cette année deux volumineux rapports, somme de six années de travail, sur les effets biologiques et sanitaires des rayonnements ionisants.
Je peux très brièvement vous décrire la structure du rapport des experts de l’article 31 d’Euratom. Ce rapport comporte 16 pages. Il présente les caractéristiques principales de l’uranium appauvri et ses effets physiologiques. Il insiste également sur les propriétés principales et les usages de l’uranium, ses voies possibles d’exposition selon ses différentes formes physiques ou chimiques. Il s’intéresse, évidemment, tout particulièrement à l’incorporation de ce nucléide ainsi qu’à des polluants éventuels liés à sa méthode de production industrielle. A partir de cet inventaire, nous avons fait des estimations de doses selon les différents scénarios d’exposition retenus par un autre corps qui est allé sur le terrain avant nous, le Programme des Nations Unies pour de l’Environnement (PNUE).
Notre rapport passe en revue les différentes données d’expérience dans l’utilisation industrielle de l’uranium (source de la plupart des données actuelles) pour évaluer les effets sanitaires de cet élément sous forme de poussières inhalées. Comme le Docteur Béhar, je pense que c’est actuellement le sujet sur lequel des connaissances mériteraient sans doute d’être acquises. Il existe encore certaines incertitudes importantes sur la voie de contamination par inhalation. Je dirai cependant, pour atténuer sa référence à la CIPR 66, qu’elle a été corrigée l’année dernière par un autre document qui accepte un facteur de maximisation (facteur 10). Ceci étant, l’inhalation de poussières d’uranium appauvri reste une voie de contamination importante, indéniablement.
Nous abordons, dans notre rapport, les voies potentielles de migration de l’uranium dans l’environnement : depuis le sol vers les plantes, des plantes vers les animaux d’élevage ou les animaux sauvages, ou de la mer vers les rivages et la faune marine. Nous étudions un certain nombre d’hypothèses de monitoring de cette substance dans les différents milieux, et tout particulièrement les eaux. C’est d’ailleurs dans la contamination de la nappe phréatique que se situent pour l’instant, pour nous, les principaux soucis pour ce qui concerne le monitoring de l’environnement.
Le rapport se conclut cependant par une exclusion formelle du rôle de l’uranium dans la genèse d’affections cancéreuses ou leucémiques, en tout cas dans le seul cas que nous avons étudié, qui est celui des Balkans. Les notions de délais d’exposition et de doses sont en effet incompatibles avec celles qui peuvent être évoquées pour des leucémies ou des cancers.
En ce qui concerne l’expérience directe de l’OPRI sur la question, nous avons été confrontés à un usage un peu particulier de l’uranium appauvri : il s’agit de l’utilisation de l’uranium comme composant d’émaux pour les bijoux. Nous avons été saisis par une association militante sur la contamination dans une cristallerie, dans la région de Limoges, par de la poudre d’uranium appauvri servant à fabriquer des émaux. Nous avons dû étudier physiquement ce composé. Ceci a conduit à l’identification d’un risque pour lequel le ministère de la Santé a donné une interprétation très restrictive des règlements en vigueur en interdisant tout simplement l’utilisation de cette poudre à l’avenir.
M. Pierre Roussel : Pour ma part, je suis physicien nucléaire et chercheur au CNRS. J’ai reçu une formation d’ingénieur à l’Ecole de physique et de chimie de Paris qui a contribué à élargir l’éventail de mes compétences. J’ai travaillé essentiellement sur les accélérateurs à Orsay, Saclay et Oxford. J’ai pu fréquenter la radioprotection par les nécessités de mon métier, puisque ses contraintes s’appliquaient tout au long de mon travail. Je l’ai également fréquentée en discutant avec les gens dont c’est le métier. C’est tout à fait important pour appréhender une discipline aussi complexe que la radioprotection.
Je précise que je suis ici non pas au nom du CNRS, mais au nom de la liberté que donne le CNRS à ses membres de s’exprimer sur des sujets en liaison avec leur activité professionnelle.
Au début de l’année 1999, on pouvait trouver des articles dans la presse sur ce sujet. J’avais réalisé un travail qui a conduit à l’élaboration d’un texte. Je l’ai fait parvenir à une dizaines de journaux, de sociétés savantes, afin de faire le point sur la réalité de l’uranium appauvri et des risques qui lui sont associés car beaucoup d’erreurs, déjà à l’époque, étaient commises sur cette question. Cela n’avait eu aucun écho : sur la totalité de ces envois, j’ai reçu seulement deux accusés de réception polis. Cette question a resurgi ensuite avec la présentation, sur Canal +, d’une émission de Martin Meissonnier, où certains éléments me paraissaient tout à fait contestables, et d’autres, tout à fait intéressants, novateurs, notamment le rapport du Docteur Durakovic. J’ai donc pris contact avec Martin Meissonnier. Une collaboration a alors démarré avec lui et un journaliste, Guillaume d’Alessandro. Nous avons fait un séminaire en commun. Au terme d’un travail de dix-huit mois, j’ai publié mon étude qui, par chance, a vu le jour au moment où le sujet intéressait le plus les médias.
Je souhaiterais qu’à un moment donné, ultérieurement, on puisse discuter du rapport dont le Professeur Lacronique a parlé. J’aurais en effet quelques commentaires à faire sur ce sujet.
M. Charles Cova, Vice-président : Nous allons vous poser des questions, chacun d’entre vous pouvant réagir aux réponses qui leur seront faites. M. Roussel, il semble que vous ayez effectué des mesures sur les armes et les matières – débris, sols, etc. - prélevées dans les Balkans. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment ces prélèvements ont-ils été réalisés ? Quel protocole d’examen a été mis en place à cette occasion ?
M. Pierre Roussel : C’est M. Guillaume d’Alessandro et ses collègues qui sont allés faire des prélèvements dans les Balkans ; les procédures de prélèvement sont de leur responsabilité. A leur retour, France 3 a proposé au laboratoire dans lequel je travaille de faire une caractérisation sur les échantillons qu’ils avaient ramenés.
Qu’avons-nous trouvé ? Rien de très surprenant, tout d’abord. Le fragment de projectile est bien essentiellement de l’uranium appauvri. Les médias travaillant toujours dans l’urgence, nous n’avons pas pu pousser l’analyse, en tout cas pas la réaliser de manière aussi complète que celle proposée dans le rapport d’analyse du ministère de la Défense soumis à nos observations aujourd’hui.
Les éléments transuraniens ou produits de fission, s’ils étaient présents, n’ont pas été décelés. Néanmoins, nous avons pu retenir des limites de détection assez basses pour que leur présence, si elle était avérée, ne change pas radicalement la radiotoxicité du composant analysé.
Nous avons cependant eu une surprise sur la teneur de la contamination de la terre prélevée au voisinage d’un impact dans le sol. La terre a été prélevée autour d’un trou causé par un petit projectile d’A10. Nous y avons trouvé une concentration d’un gramme d’uranium par kilogramme de terre. Il s’agit là de la teneur que l’on trouve dans un minerai pauvre. Certains minerais sont bien plus riches.
Ce fut une surprise car si nous nous attendions à ce que sur un obstacle dur, il y ait une vaporisation, une pulvérisation importante, nous pensions qu’il ne se passerait pas grand-chose dans la terre. Ce n’est pas aussi vrai que cela. Encore une fois, le travail réalisé par le journaliste et par nous-mêmes n’apporte pas de réponse globale. Néanmoins, il donne, me semble-t-il, une alerte sur ce sujet.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez vu les résultats communiqués par le ministère de la Défense sur les rapports isotopiques des munitions françaises à uranium appauvri. On y trouve de l’uranium 238, et des isotopes 235 et 236. Il s’agit d’obus français fabriqués à l’aide d’uranium appauvri provenant des Etats-Unis. D’après ce que nous dit la COGEMA, cet uranium 236 provient d’une « pollution » des barrières de diffusion de l’usine transformant le minerai en métal aux Etats-Unis. Pour les représentants de la COGEMA, il ne s’agit pas d’uranium de retraitement.
M. Roussel, par rapport aux résultats que vous avez sous les yeux, est-ce que les mesures effectuées dans votre laboratoire se trouvent corroborées ?
M. Pierre Roussel : Permettez-moi de faire une remarque sur ce que vous dites. Quel que soient les procédés de fabrication qui ont conduit de la matière première au projectile, il faut bien que l’uranium 236 détecté provienne d’un uranium de retraitement.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Tout à fait. Je vais m’expliquer : aux Etats-Unis, les industriels utilisent ces barrières pour de l’uranium retraité et aussi de l’uranium appauvri d’origine naturelle. Quand ils les utilisent avec de l’uranium retraité, de l’uranium 236 « pollue » les barrières. Lorsqu’ils diffusent, après, en utilisant de l’uranium appauvri naturel, il s’avère qu’une pollution persiste. D’où l’explication de la présence d’uranium 236 dans les lots d’uranium appauvri importés des Etats-Unis. Cette explication nous a été donnée hier par des représentants de la COGEMA.
M. Pierre Roussel : La chimie n’est jamais complètement efficace. Ni la physique d’ailleurs. Quand on réalise un traitement de chimie, il y a toujours des imperfections. Par exemple, quand on traite un combustible irradié, la séparation de produits de fission du mélange d’uranium et de plutonium ou la séparation de l’uranium et du plutonium, laisse des résidus d’un produit dans l’autre et on retrouvera par exemple du plutonium et des produits de fission dans l’uranium extrait d’un combustible usé. Si de l’uranium 236 (absent dans la nature), fabriqué dans le combustible irradié, est retrouvé dans l’uranium utilisé dans les armes, il est forcément accompagné de produits de fission et de transuraniens, ne serait-ce qu’à l’état de traces. C’est la qualité de la chimie utilisée qui conditionne l’importance de ces résidus. Aujourd’hui elle peut être bonne ; elle ne l’a pas toujours été. C’est la raison pour laquelle il faut faire des mesures, des analyses, sur les échantillons d’uranium appauvri. Mais il faut hélas multiplier les échantillonnages. Rien n’indique en effet que les stocks constitués sur presque cinquante ans d’activité nucléaire soient homogènes : ce qui a été utilisé dans les Balkans n’est pas ce qui l’a été dans le Golfe, ni dans le Golfe ce qui a pu être utilisé au sud n’est pas identique à ce qui l’a été au nord, etc…
J’ai été frappé, que le rapport du PNUE indique que les Américains ont donné des concentrations de transuraniens qui correspondaient à ce qui avait été fabriqué après la guerre du Golfe. J’y ai vu une alerte sur le fait que pour la guerre du Golfe, et donc ce qui avait été fabriqué avant, il faudrait obtenir des analyses correspondantes.
M. Jean-Louis Bernard : Je voudrais poser quelques questions au Docteur Béhar.
Vous nous avez parlé du dosage dans les urines de certains vétérans. Je voudrais savoir quelles étaient les métabolites dosées et connaître l’importance de ces dosages. En effet, il n’est pas anormal d’avoir de l’urée dans le sang ; le véritable problème est de savoir à partir de quel taux on peut avoir quelques ennuis.
D’autre part, vous nous avez dit que lorsque vous étiez à l’Hôtel Dieu, la radioprotection de vos locaux était assurée par de l’uranium appauvri. Je voudrais savoir si, vous-même et votre personnel, qui avez été au contact de l’uranium appauvri, vous avez eu la curiosité de vous faire rechercher de l’uranium dans les urines. Est-ce que quelqu’un de votre service, ou vous-même, a présenté quelques troubles ?
Le Professeur Lacronique nous a dit que la responsabilité de l’uranium appauvri dans la genèse de leucémies, de cancers, probablement aussi de lymphomes, pouvait être écartée, compte tenu du temps qui s’est écoulé et de la dose potentiellement inhalée. Je pense que vous avez fait référence aux Balkans. Est-ce que votre réflexion peut s’appliquer sur la guerre du Golfe ?
Enfin, parmi ces vétérans anglo-saxons de la guerre du Golfe, qui avaient un certain taux de métabolite de l’uranium dans les urines, certains présentaient-ils des signes d’insuffisance rénale ou pulmonaire ?
M. le Docteur Abraham Béhar : Le taux d’élimination d’uranium dans les urines n’a rien de naturel. Ce tableau rend compte des seize patients qui ont été analysés par le Docteur Durakovic avec les taux retrouvés pour les différents isotopes dans les urines. Je pourrais vous communiquer les chiffres.
Ce qui me paraît intéressant est plutôt retracé dans ce tableau, qui consistait à comparer ce qu’il y avait dans les éclats d’obus prélevés sur les poumons des vétérans américains et les urines. Le rapport uranium 238 sur uranium 236 est globalement, dans les urines, de l’ordre du centième. Le rapport uranium 236 sur uranium 238 est beaucoup plus faible, de l’ordre du millième. J’ai fait référence à ces tableaux parce qu’on a eu l’impression que la présence d’uranium dans les urines, en cas de contamination, était une découverte incroyable.
Or, ce n’est pas le cas ! La moitié des travaux de la CIPR 66 tourne autour du fait que, dans le nouveau modèle, à condition que la porte d’entrée soit pulmonaire, globalement 30 % de cet uranium fixé dans les cellules du poumon vont passer dans les urines. Contrairement à l’ancienne croyance selon laquelle ce qui est fixé sur le poumon y restait définitivement, on a démontré qu’en réalité une partie non négligeable va passer dans les urines. La preuve histologique a été apportée par les laboratoires de l’IPSN : des fragments d’uranium appauvri ont été cassés dans les cellules qui récupèrent les poussières ; quand ces fragments sont brisés, ils passent dans le sang et les urines.
Par conséquent, les travaux du Docteur Durakovic sont en accord avec tout ce que l’on savait par ailleurs, sauf qu’ils présentent en plus l’avantage de se fonder sur un modèle humain et non pas animal.
S’agissant du matériel de radioprotection, je citerai l’exemple de la masse de ma poubelle : elle est en uranium appauvri, afin de me protéger des produits radioactifs, mais il y a un revêtement qui évite tout contact cutané direct. Pour ces raisons, les analyses d’urines ne sont pas à l’ordre du jour puisqu’il ne peut pas y avoir de contact direct avec les éléments radioactifs. Je voudrais profiter de votre question pour dire que le contact cutané avec le matériel est infiniment moins toxique que la pénétration des particules d’uranium, notamment dans les poumons. Tout cela est établi et mesuré.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : L’étude que nous avons dû remettre à la Commission européenne, à sa demande, portait exclusivement sur des chiffres et des données concernant le théâtre des Balkans. Nous n’avons pas eu accès à d’autres données, ce qui fait que je m’interdis de commenter quoi que ce soit sur le conflit du Golfe, à propos duquel je ne connais rien. Je n’ai que des renseignements, mais je ne suis pas expert. Je sais seulement qu’il y a eu beaucoup plus de munitions à uranium appauvri déversées au cours de la guerre du Golfe, mais le « syndrome de la guerre du Golfe » est un autre sujet sur lequel je n’ai pas de compétence particulière.
Nous n’avons évoqué que les données épidémiologiques au c_ur de l’explosion médiatique, en janvier 2001, à propos de la révélation d’un nombre excessif de leucémies dans les Balkans, à mettre en rapport avec la reconnaissance officielle de l’usage de l’uranium appauvri comme munition sur ce théâtre d’opération. Ces deux phénomènes nous ont conduits à être convoqués d’urgence par la Commission européenne, qui se demandait s’il fallait prendre en compte de nouvelles données qui nous amèneraient à revoir les normes de bases concernant l’uranium appauvri.
M. Pierre Roussel : Je souhaiterais faire un commentaire sur les mesures du Docteur Durakovic. Je trouve qu’elles ont vraiment une vertu très forte : avoir établi par la nature « appauvrie » de l’uranium détecté chez les vétérans de la guerre du Golfe qu’il s’agissait bien d’une contamination. Pour en avoir discuté avec des experts et en ma qualité de physicien, je peux attester que, les mesures rapportées sur l’uranium 234 et l’uranium 236 sont moins fortes. On est dans les barres d’erreur.
M. Jean-Louis Bernard : Il y a eu contestation de la communication du Docteur Durakovic, y compris dans le milieu scientifique.
M. Pierre Roussel : Il me semble que la contestation sur cette partie est secondaire. La présence d’uranium 236 peut être démontrée ailleurs : mieux vaut la rechercher dans les munitions que chez les vétérans.
En revanche, la présence d’uranium appauvri et son identité est établie par le Docteur Durakovic avec une grande certitude.
M. André Vauchez : J’interviens dans le prolongement d’une question posée au Docteur Béhar. On a détecté la présence d’uranium 236 dans les urines de certains vétérans. Pensez-vous qu’il y ait à craindre des incidences sur certaines fonctions vitales et la naissance de certaines pathologies, détectables dès à présent ? Par ailleurs, fort de vos connaissances sur le déclenchement de pathologies plus graves, relatives aux leucémies et aux cancers, peut-on s’attendre à des conséquences à plus de dix ans ?
M. le Docteur Abraham Béhar : Votre première question relance le débat sur la présence pendant un temps très important de substances radioactives dans l’organisme. Nous ne sommes pas dans le domaine probabiliste, mais dans celui de la mesure. La mesure consiste à établir que cet uranium, comme tous les transuraniens, a une double toxicité : d’une part, une toxicité chimique parce qu’il s’agit d’un métal lourd et qu’en tant que tel, cette toxicité est connue, mesurable ; d’autre part, une radiotoxicité dans laquelle les normes de mesure tiennent compte du caractère probabiliste des lésions induites.
Si vous prenez le plutonium, la radiotoxicité est tellement forte que l’on néglige la toxicité chimique. Mais si vous prenez l’uranium appauvri, la toxicité chimique comptera pour beaucoup au regard de la radiotoxicité.
Le point établi au niveau des modèles expérimentaux, en cohérence avec les travaux du Docteur Durakovic, est la toxicité rénale. Les études sont diverses ; il y a même eu un essai d’intoxication volontaire à l’uranium appauvri pour voir les lésions au niveau du rein. Au niveau du modèle animal, il est indiscutable que le passage relativement massif de particules d’uranium, quelle que soit sa radioactivité, peut conduire à des insuffisances rénales.
Revenons au cas particulier de la guerre du Golfe ; je ne citerai pas le problème des Balkans qui est un peu ambigu parce qu’il recoupe à la fois les événements en Bosnie et le conflit du Kosovo, intervenus à des dates différentes. A ma connaissance, les deux grandes études - l’étude anglaise dans « The Lancet » et l’étude américaine - ne démontrent pas de grande insuffisance rénale. Cela veut dire que les quantités inhalées se situent manifestement en dessous du seuil de l’apparition de maladies chimiques.
Le débat porte en fait plus particulièrement sur la radiotoxicité. Là, on entre dans l’induction probabiliste. Or, le problème est que selon que vous vous placez du côté de la radioprotection ou de celui de l’établissement de normes toxiques, vous ne tenez pas le même langage. Du point de vue de la radioprotection, le raisonnement consiste à considérer le risque maximum comme un seuil à ne pas dépasser, car les normes en radioprotection sont faites pour essayer de protéger au maximum les travailleurs. En revanche, en ce qui concerne l’évaluation de la toxicité, ce sont les résultats expérimentaux des modèles qui sont déterminants. Il peut donc y avoir une différence d’appréciation.
En tout état de cause, le caractère probabiliste de sélection induite introduit le facteur temps. Le modèle de référence est celui d’Hiroshima – Nagasaki, dans lequel on sait que les lésions de type leucémique apparaissent autour de dix ans, et les tumeurs solides entre vingt et vingt-cinq ans après les incidents. Vous avez donc raison de dire que ce n’est pas parce qu’on s’arrête à dix ans que l’on a fait le tour des conséquences.
Les études, si possible en dehors des interventions du monde politique, réalisées en Biélorussie et en Ukraine, montrent que ce schéma est peut-être à réviser sur certains points. Manifestement, après la catastrophe de Tchernobyl, il y a eu l’apparition de lésions, y compris de tumeurs solides, bien avant les vingt ou vingt-cinq ans prévus. Le point qui fait consensus concerne le cancer de la thyroïde sur lequel il n’y a aucune ambiguïté pour personne, y compris pour l’UNSCEAR. Parmi les autres lésions, y compris les leucémies - notamment les leucémies aiguës d’un type particulier - il semble bien qu’il y ait une apparition plus précoce que ne le laisse supposer le modèle connu.
D’un point de vue qualitatif, si l’on prend le problème des dossiers de la guerre du Golfe et que l’on s’intéresse seulement au nombre global des leucémies répertoriées, il faut alors faire de grandes études épidémiologiques. En revanche, si l’on s’intéresse à un type très particulier de leucémies, la leucémie à promyélocytes – forme tout à fait exceptionnelle de lésion sanguine -, et que l’on s’aperçoit que sa fréquence est nettement plus élevée parmi les symptômes constatés chez les vétérans de la guerre du Golfe, ce résultat peut prendre de la valeur.
Je ne parle pas au nom d’Avigolfe car je ne suis pas autorisé à parler de leurs dossiers. J’ai néanmoins examiné leurs 159 dossiers d’anciens combattants qui ont une pathologie quelconque. Soit les malades, lorsqu’ils n’étaient pas décédés, soit la famille, ont explicitement exigé qu’en aucun cas ces dossiers ne soient confiés au Service de santé des Armées. Je le regrette, mais c’est une mention explicite. Pour nous, ce devoir de réserve est absolu.
Je peux toutefois vous indiquer que, sur les 159 dossiers auxquels j’ai eu accès, les deux dossiers de leucémie à promyélocytes et les deux dossiers de lymphomes non-Hodgkiniens à un grade très élevé, interrogent. Je n’en fais pas une loi statistique mais ce constat interroge, dans la mesure où l’on serait à peu près dans les délais d’apparition de leucémies classiques ; le moment de survenue est en effet de l’ordre de huit à neuf ans après l’exposition éventuelle.
Vous voyez bien qu’il est très difficile d’arriver à une conclusion cohérente. Néanmoins, le principe de précaution nous fait dire que l’on ne peut pas balayer d’un revers de main les conséquences à long terme des armements du type des munitions à uranium appauvri.
M. Jean-Louis Bernard : On peut se demander quand même si le principe de précaution, en temps de guerre, doit vraiment s’appliquer.
M. le Docteur Abraham Béhar : Je propose qu’il soit appliqué aux civils. C’est justement le point sur lequel nous avons beaucoup insisté au Parlement européen.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je souhaiterais poser une question au Professeur Lacronique. Notre but est d’examiner quelles sont les conditions d’engagement et d’exposition de nos soldats. On parle aujourd’hui d’uranium appauvri. Le problème des soldats est différent de celui de la population civile eu égard au rapport remis à la Commission européenne. Certains soldats, qui n’ont pas été informés de l’utilisation des armes à base d’uranium appauvri, sont allés visiter des chars bombardés. Le risque pour ces soldats est celui d’avoir inhalé des poussières radioactives, d’autant qu’un même soldat peut être allé visiter plusieurs chars avec une remise en suspension de ces poussières. La deuxième possibilité de contamination interne est l’inhalation des poussières radioactives suite aux bombardements, du fait de la remise en suspension, compte tenu de la météo du moment.
La question que j’ai souvent posée est la suivante : quelle est l’estimation des doses ?
C’est un peu de votre responsabilité, Professeur Lacronique. Des militaires emploient des obus qui vont bombarder les chars. Quel est le nombre de particules radioactives, au niveau des obus qui va entrer en diffusion dans ces milieux confinés ? Quelle estimation de doses inhalables peut-on faire ? La dose potentiellement inhalable va être atteinte relativement vite, puisque les limites annuelles d’inhalation d’uranium sont très basses. En fonction de la dose d’uranium susceptible d’être inhalée, on peut ensuite voir, du point de vue de l’information des soldats, s’il y a eu carence ou non. Quand la guerre est finie et que les gens décontaminent sans être informés, on peut se poser la question des responsabilités.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Votre question sur l’estimation des doses inhalables est effectivement de celles auxquelles je dois pouvoir complètement répondre.
Dans notre groupe, nous avons estimé qu’il était hautement peu probable que quelqu’un se trouve à proximité des chars, au moment de l’impact des obus à uranium appauvri, inhalant ainsi le nuage dégagé au moment de l’explosion. C’est un scénario peu réaliste.
Celui que l’on a retenu est celui que vous venez de décrire : soit le contrôle de la zone par des soldats quelques heures après le désengagement militaire ; soit la présence de populations civiles, notamment de journalistes qui peuvent aller sur le terrain pour constater les dégâts. Bien entendu, nous n’avons pas pu reproduire très facilement ce modèle car nous n’avions pas accès à des conditions expérimentales qui nous le permettent. Nous avons donc été obligés de faire un certain nombre de supputations, d’hypothèses.
Le premier des constats sur lequel nous pouvons travailler repose sur les prélèvements effectués sur le terrain. Je serais peut-être en désaccord avec les chiffres donnés tout à l’heure. Partout où nous avons eu accès à des prélèvements sur le terrain, les quantités retrouvées se sont révélées soit indétectables, soit beaucoup plus faibles que celle de un gramme d’uranium par kilogramme de terre, que M. Roussel a indiquée tout à l’heure. La plupart des échantillons, qui nous ont été soumis, ne montrent pas d’élévation significative par rapport à la teneur que l’on retrouve sur des théâtres de vie générale, c’est-à-dire dans la terre.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Etes-vous allés faire des prélèvements en Irak ?
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je n’ai strictement aucune expérience sur l’Irak.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Aux Balkans, êtes-vous allés sur le terrain ?
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Notre source d’information principale réside dans les prélèvements réalisés par l’équipe du PNUE, vérifiés par des laboratoires suisse, suédois, et italien. Ce sont donc des mesures indirectes.
Nous n’avons pas fait de mesures directes sur le terrain, mais à partir d’une reconstitution sur des pièces fournies en France, notamment après un certain nombre de visites à l’établissement des essais de la DGA à Bourges, où nous avons insisté pour faire des prélèvements sur les casemates de tir afin d’avoir des échantillons de sol. Par ailleurs, nous avons fait une évaluation des conséquences sur l’environnement, à distance du pas de tir, via des prélèvements sur la faune, la flore, de l’eau stagnante, etc.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : On nous dit que la contamination d’un char bombardé s’étend de dix à vingt mètres autour du char…
M. le Docteur Abraham Béhar : Pas en Irak ! Les hautes pressions du désert font que l’étendue de la contamination dépasse de loin cette estimation.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je parlais des mesures immédiates. Je suis tout à fait d’accord sur le fait que la contamination se propage par une remise en suspension des poussières d’uranium appauvri, due au vent.
Quelle est la dose minimale ou maximale que les soldats ont pu recevoir en entrant dans ces chars ? Voilà la question que nous nous posons !
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Nous pouvons évaluer la dose inhalée à partir des mesures physiologiques faites sur les individus. C’est ce qu’il y a de mieux.
Nous faisons aussi des prélèvements sur l’environnement qui nous permettent de connaître le dépôt de poussières d’uranium appauvri sur le sol. Nous n’avons pas acquis la conviction que ces dépôts étaient en quantité suffisante, y compris en tenant compte de l’hypothèse d’une remise en suspension, car il s’agit de poussières lourdes.
Je viens de proposer à la Commission européenne un programme de recherche sur une étude plus approfondie, notamment granulométrique, de poussières générées par ces explosions, car on ne sait pas très bien ce qu’est la chimie de composés transuraniens à très haute température, à 3 000°C. Je reconnais qu’il y a des limites à nos connaissances.
En revanche, nous avons pu faire nous-mêmes un certain nombre de mesures sur des personnes, y compris des militaires, qui sont venus, à l’OPRI, se soumettre à des examens d’identification, dans leur corps, de poussières éventuellement inhalées. Nous avons également les résultats de mesures de nos collègues belges, qui ont procédé à 3 664 examens d’urines sur des personnes exposées au Kosovo.
Des mesures ont également été faites, à la demande du Gouvernement marocain, sur 35 soldats marocains, partis au Kosovo dans des zones particulièrement exposées. Je suis dans l’attente des résultats. Cependant, ils ne paraissent pas significatifs pour l’instant. A l’heure actuelle, nous n’avons pas relevé de contamination chez ces personnes, même après comptage long par anthropogammamètre.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En anthropogammamétrie, c’est normal.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Je vous l’accorde car le rayonnement gamma n’est pas de forte puissance, s’agissant d’uranium.
En revanche, la radiotoxicologie est un examen relativement précis puisqu’il permet, dix années après l’exposition, de retrouver des traces, même infinitésimales. Ces examens ne sont pas faits seulement en radiochimie, mais aussi en spectrographie de masse, qui permet de descendre à des niveaux de concentration de l’ordre du milliBecquerel par litre. Il s’agit là d’une possibilité de détection des contaminations largement à distance des sites contaminés.
M. Pierre Roussel : En ce qui concerne la détection de l’uranium, il convient de rappeler tout de même que l’uranium 238 a peu de rayonnement gamma. Comme, de surcroît, il est « appauvri », on lui enlève le peu d’uranium 235 qu’il contient et qui, lui, est émetteur gamma. De ce fait, la recherche de cet uranium s’en trouve plus difficile par anthropogammamétrie courante. Il me semble cependant que pour quelques cas, on pourrait utiliser un matériel spécifique rendant la mesure possible. Insistons sur un paradoxe dans la recherche d’uranium dans les urines. Pour que l’uranium soit détecté, il faut qu’une partie du stock soit éliminée, ce qui affaiblit le stock. Inversement, un oxyde particulièrement insoluble stocké dans les poumons en particules très fines, et y provoquant des dégâts par irradiation, conduira à de faibles éliminations dans les urines.
Vous avez fait une remarque concernant les mesures de concentration dans la terre, à laquelle je voudrais apporter une précision : il faut insister sur le fait que c’est essentiellement fluctuant. Les résultats peuvent dépendre au mètre près de l’endroit où vous avez fait le prélèvement. Si je peux certifier les résultats que nous avons trouvés, je ne peux évidemment pas certifier la façon dont les prélèvements ont été effectués. L’information qui nous a été donnée concernait le voisinage d’un impact. Si vous vous mettez à dix mètres de là, vous allez probablement trouver beaucoup moins d’uranium dans le sol !
Je ferai une dernière remarque par rapport à ce que disait Madame la co-rapporteure sur la possibilité de chiffrer la dose inhalable par les soldats. Il faut insister sur le fait que la température, la taille des particules, le caractère soluble ou insoluble de l’uranium déterminent de façon radicale son sort ultérieur dans le corps. Pour ce qui concerne l’uranium dit insoluble, la taille des particules est essentielle : soit elles sont très fines, elles vont alors se fixer dans les bronchioles et risquent d’y rester un moment ; soit elles sont éliminées par divers processus.
Il me semble que l’on ne peut pas, avec une certitude scientifique raisonnable, faire une appréciation a priori de ce que doit être le risque. On doit procéder autrement en allant faire des mesures avec les gens qui ont subi les risques. Ce serait probablement plus efficace de le faire avec les anciens combattants de la guerre du Golfe car le risque a été bien plus important et nous avons du recul.
M. Jean-Louis Bernard : Nous sommes là pour examiner essentiellement les conditions d’exposition de nos soldats dans le Golfe, mais notre mission a été élargie au Kosovo. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser aux conséquences et aux troubles présentés par les soldats.
Je vous ai bien entendu, M. Béhar, et je crois qu’un doute scientifique doit probablement s’insinuer lorsqu’il s’agit d’une leucémie à promyélocytes ou d’un lymphome malin non-Hodgkinien. Une responsabilité potentielle de l’uranium appauvri peut être soulevée.
En revanche, beaucoup d’anciens militaires se plaignent de troubles particulièrement fréquents : céphalées, torpeur, asthénie – psychique, physique, sexuelle -, tendance dépressive, crampes musculaires, etc. Nous avons même vu une journaliste qui a détaillé devant nous la maladie dont elle souffre. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une hyperplaquettose isolée, sans aucun autre signe. Je voudrais savoir si dans de tels cas, l’éventualité de la responsabilité de l’uranium appauvri peut être soulevée ou au contraire définitivement rejetée ?
M. le Docteur Abraham Béhar : C’est une très bonne question. Elle est fondamentale pour nous tous. Ce n’est pas par hasard que l’ensemble des grandes études épidémiologiques ne mentionnent pas, parmi les toxiques évoqués, l’uranium appauvri. Des causes dominantes font l’objet d’études très approfondies et pourraient être mises en rapport avec les troubles présentés.
Je connais le cas particulier de la journaliste dont vous parliez. J’ai vu son dossier ; malheureusement, son hyperplaquettose n’était pas isolée. Cela ne veut pas dire qu’il y a un lien de cause à effet.
Je reviens à la vraie question que vous posez et qui est l’objet même de ce débat : quelles sont, pour les soldats français engagés, les conséquences ? Nous avons une responsabilité vis-à-vis de leur santé. Au niveau français, l’extraordinaire prévalence des troubles que vous avez mentionnés est pour le moins frappante : elle concerne plus de 50 % des cas. C’est beaucoup ! A partir du moment où un certain nombre d’éléments se retrouvent quasi systématiquement dans tous les dossiers, il est clair que des interrogations se font jour.
Le second élément qui attire l’attention est que les symptômes, très différents, sont juxtaposés. Il existe indiscutablement des symptômes neuromusculaires. Il en va de même des symptômes respiratoires, c’est-à-dire l’apparition variable soit d’insuffisances respiratoires chroniques, soit de lésions, avec des traductions radiologiques. Cela me paraît soulever le problème des étiologies liées aux types de traitements que l’on a fait subir à l’ensemble des soldats engagés dans la guerre du Golfe. Manifestement, l’abus de médicaments pour se protéger d’une éventuelle guerre chimique pouvait se comprendre dans la psychose de l’époque, mais d’autres traitements méritent que l’on s’interroge sérieusement et que l’on en tire les leçons. Ce n’est pas le cas, me semble-t-il, de façon systématique, pour les soldats français, mais la polyvaccination me paraît constituer une des causes des pathologies dont souffrent les anciens combattants de la guerre du Golfe.
Enfin, je pense que nous devons travailler sur la notion « d’alerte chimique ». Le seul point sur lequel les statistiques de la guerre du Golfe et celles de la Bosnie – je dis bien la Bosnie, car je n’ai aucune donnée sur le Kosovo – sont en coïncidence, est la fréquence des alertes chimiques et leurs conséquences. En effet 78 % des soldats engagés dans les deux conflits ont vécu des alertes chimiques. C’est beaucoup !
Est-ce que les grandes études épidémiologiques peuvent aider dans la réflexion ? La réponse est oui, mais à condition que ce ne soit pas un paravent. Il existe en effet un moyen de « noyer le poisson » : lancer de grandes études épidémiologiques dont les résultats seront livrés cinq ou six ans plus tard. On a la possibilité, bien que l’idée ne soit pas populaire en France, d’utiliser des méthodes épidémiologiques qui répondront plus rapidement au problème posé, en recourant à des études cas-témoin. Il s’agit de voir si, dans l’ensemble de nos constats, l’on peut tirer quelques conclusions générales. Dans le cas particulier des « syndromes » du Golfe et des Balkans, une étude cas-témoin sur des leucémies à promyélocytes pourrait aider à avancer.
M. Jean-Louis Bernard : Vous n’avez pas répondu précisément à la question sur l’uranium appauvri. Selon vous, l’uranium appauvri peut-il avoir une responsabilité ou au contraire doit-il être dédouané, dans l’apparition des symptômes et des troubles que j’ai énoncés ?
M. le Docteur Abraham Béhar : Sur l’ensemble des signes colligés, du type céphalée, symptômes neuromusculaires, je pense que l’uranium appauvri peut être dédouané. En revanche, je n’aurais pas le même optimisme sur les symptômes respiratoires, même s’il peut y avoir des polluants de différentes origines. Je serai également assez réservé sur les symptômes digestifs : il en existe plusieurs variétés, mais le caractère « digestif » de certains est à discuter, la cause étant plutôt à rechercher du côté du rein.
Le point qui peut être directement lié à votre question concerne les symptômes hématologiques. Ceux-ci me semblent devoir être isolés et étudiés. Je voudrais saluer ici un travail qui est en cours en France. Il s’agit de l’étude des conséquences du passage des éléments figurés du sang. Le sang circulant contient des éléments immatures qui passent dans le filtre pulmonaire. Le travail en cours étudie si une irradiation au moment du passage dans le filtre pulmonaire peut modifier ou non ces éléments souches.
En dehors des lésions cancéreuses radio-induites, il faut être prudent sur les symptômes respiratoires et sur les symptômes hématologiques.
M. Pierre Roussel : J’ajouterai un chiffre à ce que vient de dire le Docteur Béhar. Le parcours des rayons alpha est de 30 microns dans les tissus (10 microns dans l’uranium) ; celui des rayons bêta, de quelques millimètres. La possibilité pour les particules dans les bronchioles d’atteindre le sang est réelle.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Je suis d’accord sur ce point, qui a été longuement débattu dans notre groupe d’experts. Actuellement il n’existe pas de reconnaissance par la CIPR d’un compartiment qui serait celui de la moelle, dans lequel il y aurait une possibilité, autre que théorique, d’un contact étroit entre des particules alpha et des cellules-souches. Je faisais partie de ceux qui ont tenté de reconnaître que, ce modèle théorique pouvant exister, il fallait le retenir. On m’a un peu convaincu que ceci, quantitativement, n’avait pas lieu d’être admis autrement que comme une rencontre à probabilité extrêmement rare.
M. le Docteur Abraham Béhar : Sauf pour les prolymphoblastes.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Si vous allez dans l’entomologie profonde…
M. le Docteur Abraham Béhar : Mais ce sont eux qui donnent les lésions !
M. Charles Cova, Vice-président : J’ai une question à l’intention du Professeur Lacronique : suite aux diverses parutions dans les journaux et à la création de notre mission d’information, est-ce que les organismes de contrôle sous votre responsabilité ont édité d’autres mesures de protection ? Avez-vous renforcé le système de protection vis à vis de l’uranium appauvri ?
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Notre groupe est formé d’experts qui ne discutent que des normes de base. C’est notre mission précise. Le Gouvernement français avait d’ailleurs réduit mon mandat à la discussion de ce seul sujet, à l’exclusion de tout autre.
Notre rapport répond, très explicitement, à cette question. Il existe actuellement un corps de normes concernant les expositions aux différents radionucléides. Les normes de base sont assez simples : pour la population, et désormais en droit français, il ne faut pas dépasser un milliSievert par an au lieu de 5 auparavant, quelle que soit la contribution de l’un ou l’autre radionucléide ; en ce qui concerne la population des travailleurs, les choses devraient bientôt changer et nous travaillons déjà avec les nouvelles normes qui sont de 20 milliSieverts par an au lieu de 50 auparavant.
Le classement des différents radionucléides fait apparaître que l’uranium appauvri comme l’uranium 238 appartiennent au groupe 4 de faible radiotoxicité. Nous n’avons pas estimé nécessaire, compte tenu des connaissances actuelles, de déclasser ce radioélément. C’est le document des Communautés européennes et ce classement n’a pas été remis en cause.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : On a entendu un discours surprenant, en France, selon lequel l’uranium appauvri n’était pas dangereux. Je vais poser la question à chacun des experts. Quelle est votre opinion sur ce type de discours ?
M. le Docteur Abraham Béhar : Ce qui m’énerve le plus, ce sont les positions tranchées dans un domaine où les données ne le sont pas. Dire que l’uranium appauvri est ou n’est pas dangereux me paraît être une affirmation qui est à des années-lumière de la réalité.
Dans quel cas l’uranium appauvri est dangereux ou non ? Quand je saisis un morceau d’uranium appauvri comme je le fais avec mon stylo, le danger est quasi inexistant. L’uranium appauvri est-il inoffensif quand des éclats d’obus sont fichés dans le poumon, qui subira pendant de très longues années un bombardement alpha et bêta ? C’est contraire à tous les travaux expérimentaux réalisés.
La vraie réponse est celle que fait la CIPR. La toxicité dépend de la taille des particules, du type d’exposition etc. La vraie question est celle-là : dans quelles circonstances, l’uranium appauvri peut-il être dangereux ? Par conséquent, quelles sont les précautions à prendre dans ces circonstances précises ?
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Je suis entièrement d’accord.
M. Pierre Roussel : J’ai là un livre intitulé : « Radionucléides, radioprotection ». Ce livre, édité par le CEA, donne les consignes pour la manipulation des différents radionucléides. Il donne en particulier les activités maximales manipulables dans différentes conditions. Par exemple, pour les oxydes insolubles d’uranium manipulés sous une sorbonne en zone contrôlée (le public n’y a pas accès), on trouve 200 000 Becquerels (environ 20 grammes). Mais ce chiffre est établi pour le produit sous forme de masse compacte avec un « facteur de pondération » f de 0,001. Pour le même produit en poudre, de diamètre inférieur à 5 microns, la valeur f est de 1 et la quantité manipulable est divisée par 1000 ; on passe de 20 grammes à 20 milligrammes. Je crois que cette observation conforte les propos du Docteur Béhar.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je souhaiterais vous interroger sur le contrôle médical des soldats. Nous savons qu’environ 25 000 soldats sont allés sur le terrain pendant la guerre du Golfe. Comment peut-on faire une étude significative avec des résultats à court terme ? Par ailleurs, quelles analyses ou quels examens préconiseriez-vous pour les soldats qui présentent des troubles ?
M. le Professeur Jean-François Lacronique : D’une manière officielle, nous n’avons pas préconisé de suivi particulier pour les personnes qui se sont trouvées sur le théâtre des opérations, sauf dans un certain nombre de cas particuliers.
Le premier est celui de la demande exprimée par une personne qui a des craintes. A partir du moment où quelqu’un en fait la demande, nous ne pouvons pas refuser les examens radiotoxicologiques et hématologiques. Nous ne préconisons pas cette démarche comme une mesure systématique, d’autant que si c’était le cas, elle présenterait l’effet néfaste d’être anxiogène : on générerait une angoisse en faisant une démarche obligatoire de contrôle.
Par ailleurs, chez des personnes qui présentent des désordres hématologiques, la surveillance doit être absolue. Il est fondamental que cette exploration hématologique se fasse de façon complète et que la surveillance s’exerce longtemps.
Vous avez posé la question des militaires. Nous n’allons donc pas parler de groupes à risques particuliers tels que les enfants et les femmes. Pourtant, il s’agit d’une surveillance qu’il faudra certainement effectuer au Kosovo. L’environnement permet une contamination des personnes. Un certain nombre de mesures ont été préconisées, mais pas d’examens médicaux.
M. le Docteur Abraham Béhar : Que fait-on pour les 25 000 soldats français qui se trouvaient sur le terrain de la guerre du Golfe ? Selon moi, le ministère de la Défense a un devoir de recensement. C’est de sa compétence. Il peut savoir très exactement qui s’est trouvé sur le théâtre des opérations, à ce moment-là.
En revanche – et je précise d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un problème de défiance – je pense qu’il serait bien plus utile, si nous voulons faire une étude épidémiologique, de la confier à un service médical civil. Le rapport de confiance, l’exigence même des personnes qui ont été exposées et qui se plaignent, font apparaître une certaine méfiance à l’égard du Service de santé des Armées.
S’il y a un recensement du côté du ministère de la Défense et la mise en route, par les services du ministère de la Santé, d’un travail d’inventaire épidémiologique, cela peut marcher. Bien évidemment, la collaboration du Service de santé des Armées doit être totale.
Au niveau plus particulier de savoir quel type de suivi est à préconiser, je distinguerai deux questions.
En ce qui concerne l’uranium appauvri, tant que l’on s’en sert, je pense que les gens qui se sont trouvés de façon avérée dans des zones à risques, doivent bénéficier d’une surveillance. Entre le caractère tout à fait exemplaire et rigoureux des contrôles pour les travailleurs exposés et le laxisme absolu, il doit exister des mesures raisonnables pour ne pas laisser à eux-mêmes des soldats qui se sont trouvés dans des zones exposées.
S’agissant de l’ensemble de la pathologie très variée évoquée par les gens qui sont allés sur ces deux terrains d’opérations, il me semble que, dans ce domaine, et en accord avec une étude qui montre que le stress a joué un rôle important, l’erreur serait de dire aux soldats malades : « Vous n’avez rien. Vous êtes dérangés mentalement ». C’est la pire des attitudes médicales ! Il faut une prise en charge, quels que soient les terrains d’opération, qui prenne au sérieux ce que le patient raconte. Un réel service de suivi, non administratif et réellement médicalisé, représenterait une avancée intéressante.
M. Charles Cova, Vice-président : Nous aurions effectivement beaucoup d’autres questions à poser. En ce qui concerne la surveillance, le contrôle des soldats et les questions auxquelles vous venez de répondre, le groupe d’experts indépendants présidé par le Professeur Salamon, devrait formuler quelques propositions. Nous resterons attentifs aux développements de son travail.
M. Pierre Roussel : Si vous le permettez, M. le Président, je formulerai quelques remarques sur le tableau des analyses que vous nous avez proposé de commenter. Les activités sont toutes détectées à peu près au centième de l’activité de l’uranium 238. A ma connaissance, rien n’a une radiotoxicité cent fois plus grande que l’uranium. La multiplication nous dit que ces éléments, s’ils existent, n’augmentent pas la radiotoxicité de façon conséquente dans les échantillons analysés. Précisons qu’il est toujours risqué de commenter un résultat après une lecture si rapide !
Je souhaiterais également commenter le rapport dont le Professeur Lacronique a parlé. Je l’ai examiné sans aucun a priori et certaines choses m’ont choqué. Je me demande si cela ne relève pas du mode de fonctionnement du groupe d’experts dont il faisait partie et que je ne connais pas.
Il y a des points compliqués sur lesquels il est difficile de se faire un avis et il y en a d’autres, plus simples, sur lesquels on peut avoir une opinion. Par exemple, quand le rapport indique que l’uranium a été choisi parce qu’il est lourd, dense, il fait montre d’un parti pris qui n’est pas acceptable de la part d’experts. Le tungstène est plus dense que l’uranium. Je ne veux pas dire que l’on ne doit pas utiliser de l’uranium car cela concerne les techniciens des armements, mais il ne faut pas donner de faux arguments. On est passés du tungstène à l’uranium et ce n’était pas parce que l’uranium est lourd, puisque le tungstène est plus lourd encore !
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Il n’y a aucune allusion au tungstène dans le rapport remis à la Commission européenne.
M. Pierre Roussel : C’est bien ce que je reproche à votre groupe d’experts. La question qui se pose est de savoir pourquoi on est passés du tungstène à l’uranium. Vous auriez pu répondre qu’il s’agit d’informations secrètes, insusceptibles d’être révélées. Mais j’ai trouvé choquant de lire, de manière aussi affirmative, que la raison du recours à l’uranium appauvri était sa densité.
M. André Vauchez : Je viens de lire ceci sur un document qui nous a été adressé par le ministère de la Défense : « L’uranium appauvri est utilisé pour sa densité, qui en fait une munition antichar sans équivalent ». Je pensais effectivement que l’uranium appauvri était le métal le plus lourd.
M. Pierre Roussel : Le tungstène est plus lourd, …
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Je ne comprends pas votre argument, même s’il y a mieux encore pour tuer !
M. Pierre Roussel : … sauf que le tungstène n’est pas radioactif.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : M. Roussel veut seulement dire que votre rapport ne donne pas la vraie raison du choix de l’uranium.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : Ce n’est pas à nous de nous prononcer sur ce sujet.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En ce cas, ne reprenez pas les arguments de l’armée !
M. le Professeur Jean-François Lacronique : C’est un argument objectif. C’est une munition antichar. J’ai toujours imaginé qu’il y avait une justification militaire.
M. Pierre Roussel : J’ai trouvé préoccupant de la part d’un groupe d’experts scientifiques qui ne rapportait pas sur ce point précis de prendre à son compte les arguments des militaires.
Par ailleurs, j’estime que vous n’avez pas traité avec assez de sérieux le problème des objets massifs. Quelque 900 000 de ces projectiles ont été utilisés dans le Golfe ; 30 000 au Kosovo. Un certain nombre d’entre eux sont à la disposition du public et notamment des enfants. Vous dites dans votre rapport qu’au contact la dose biologique d’absorption est de 2 milliSieverts par heure.
M. le Professeur Jean-François Lacronique : 2 microSieverts.
M. Pierre Roussel : Non. Il est écrit 2 milliSieverts. Le microSievert par heure est pertinent si vous mesurez loin, mais si vous regardez avec un film de radioprotection, au niveau de la peau, ce sont bien 2 milliSieverts par heure au contact. A quoi cette limite doit-elle être comparée ? A 50 milliSieverts par an pour chaque centimètre carré de la peau. En vingt-quatre heures, vous avez donc la limite annuelle. Certes, ce n’est pas extraordinaire ; on ne va pas en mourir, mais je trouve que vous traitez cela avec une certaine légèreté !
Je regrette qu’un groupe d’experts avec un objectif aussi large que le votre n’ait pas noté cela. J’ai trouvé qu’il y avait une volonté de minimiser. Je n’ai pas lu ce document en pensant que j’y trouverais ces éléments. Je peux me tromper, mais il me semble que je peux donner mon sentiment avec beaucoup de bonne foi.
M. Charles Cova, Vice-président : Merci de votre participation et de vos éclaircissements.
Audition du Professeur Roger SALAMON,
Président du groupe des experts indépendants
nommés par le Ministre de la Défense et la Secrétaire d’Etat à la Santé
(Procès-verbal de la séance du mercredi 21 mars 2001)
Présidence de M. Charles Cova, Vice-président
M. Charles Cova, Vice–président : M. le Professeur, nous vous rencontrons à nouveau, aujourd’hui, après vous avoir auditionné, le 8 novembre 2000. Nous avons également auditionné l’un des membres du groupe d’experts que vous présidez : le Docteur Yves Coquin, sous-directeur à la direction générale de la Santé. Il est important que nous échangions encore nos impressions de travail, alors que de part et d’autre nous avons assurément avancé dans la connaissance des problèmes.
N’étant toutefois pas une instance à vocation médicale ou scientifique, la mission d’information compte sur vous pour que vous l’informiez sur vos éventuelles « découvertes », après le dépouillement de la littérature médicale et la prise de connaissance de nouvelles communications ou publications scientifiques, d’autant que des réunions et colloques internationaux se sont également tenus à l’étranger depuis notre dernière rencontre.
Tous les aspects du problème de l’exposition des militaires nous intéressent. Mais nous aimerions avoir, si possible, plus d’informations de votre part sur des questions comme celle des vaccinations – en comparant les pratiques françaises et celles de pays comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis -, celle de l’usage et de l’exposition à l’uranium appauvri, bien évidemment, et aussi celles sur l’exposition à des incendies de puits de pétrole ou de l’administration de certaines substances médicamenteuses.
Nous comprenons que vous deviez réserver la primeur des conclusions de vos travaux aux Ministres de la Défense et de la Santé qui vous ont officiellement chargé d’une mission de proposition. Nous comprenons aussi la difficulté de votre tâche, notamment si l’on regarde attentivement le foisonnement des informations que la presse peut apporter sur le sujet qui nous intéresse. Comme vous, nous le pensons, nous ne récusons a priori, aucune source. Mais que faire face à des informations pour nous totalement invérifiables, comme celles, par exemple, émanant de virologues américains qui soupçonnent fortement – pour ne citer qu’un exemple – une substance utilisée en tant qu’adjuvant pour la fabrication des vaccins, à savoir le « squalène », qui serait extrait de cadavres de requins ?! C’est la raison pour laquelle votre aide est précieuse.
Nous allons publier à la fin du mois d’avril ou dans les premiers jours de mai prochain un rapport sur les conditions d’exposition des soldats français ayant participé à la guerre du Golfe, à des pathologies spécifiques. Le sujet des Balkans donnera lieu, avant la fin de l’année, à notre second rapport. Vos propositions, M. le Professeur, sont également très attendues. La complémentarité de nos travaux respectifs s’avère ainsi évidente.
En vous remerciant de votre présence, M. le Professeur, nous vous écoutons avec le plus vif intérêt.
M. le Professeur Roger Salamon : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, je voudrais tout d’abord m’excuser de ne pas pouvoir vous révéler le contenu de mon rapport, mais il me paraît plus conforme à l’usage de rendre mes conclusions d’abord aux Ministres qui m’ont assigné ma mission. Cependant, cela ne m’empêchera pas de répondre aux questions que vous me poserez.
Nous avons essayé d’étudier les publications relatives à des pathologies, à des signes, à des plaintes de vétérans – américains, anglais, canadiens et autres - ; sur cette base, nous devons formuler des propositions visant à étudier la situation française. Nous ne pensons pas que l’on puisse transposer totalement la situation qui a été décrite aux Etats-Unis et au Royaume-Uni aux soldats français, et ce pour de multiples raisons : d’abord, parce que les circonstances d’engagement des troupes n’étaient pas les mêmes ; ensuite parce qu’un certain nombre des facteurs d’exposition en présence étaient peut-être moins agressifs pour les militaires français que pour les militaires anglais ou américains (mais nous n’avons pas les éléments pour nous prononcer à ce sujet et on ne nous a pas chargés de le faire). On nous a simplement dit qu’il y avait moins de poly-vaccinations : je le crois volontiers, mais je n’en parle pas dans mon rapport car je n’ai pas été chargé d’analyser les facteurs d’exposition des troupes françaises, qui, d’ailleurs, me paraissent davantage faire partie de votre domaine d’investigation. Dans les enquêtes que nous aurons à proposer, nous aurons peut-être besoin de savoir quels étaient ces facteurs, et c’est une réponse que vous pourrez nous apporter.
Nous avons été marqués – sans pour autant être surpris – par le fait que sur des milliers de publications de toute nature, dont nous avons extirpé 350 articles référencés dans des grandes revues, aucune n’est signée par un Français ni ne porte sur des soldats français. Ce n’est pas inintéressant à savoir et cela pose un problème. A contrario, on trouve dans les travaux américains tout et n’importe quoi, y compris dans certaines revues qui, en général, n’acceptent pas de papiers de cette nature ; les articles n’avaient pas tous la méthodologie adéquate.
Ce constat peut s’expliquer par la véritable « industrie » qui s’est développée autour du problème de la guerre du Golfe aux Etats-Unis, le Département de la Défense (DoD) considérant qu’il était indispensable d’exagérer une réponse à une demande sociale provenant des vétérans, notamment après la guerre du Viêtnam. Estimant qu’il était nécessaire, en période électorale, de montrer que l’administration faisait tout pour prendre en charge les éventuelles pathologies des troupes américaines qui avaient défendu les intérêts du pays, le DoD a investi un milliard de francs dans la recherche. Les travaux que l’on a analysés proviennent de publications réalisées par des équipes qui ont obtenu un financement du DoD.
J’ai réellement été surpris de constater qu’un tiers environ des projets ne tenaient pas la route. On perçoit donc que le Gouvernement américain se soit senti obligé d’accepter toutes les demandes, et les scientifiques s’engouffrent dans ce créneau ; certains avec beaucoup de qualité, d’autres de manière discutable en disant un peu n’importe quoi. Ces recherches font vivre des chercheurs, les médias, etc. Une micro-industrie s’est ainsi créée, y compris autour de colloques où sont présents aussi bien des militaires que des non-militaires.
Bien entendu, ce n’est pas à nous, qui n’avons rien publié, de nous moquer de ceux qui ont beaucoup publié ! Je fais la part des choses.
Nos conclusions sont tirées de publications de qualité. Je peux vous en livrer quelques-unes, mais je les remettrai d’abord aux Ministres de la Défense et de la Santé. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il existe des symptômes – appelons cela de la morbidité, qu’elle soit ressentie ou fonctionnelle – qui, indiscutablement, sont plus nettement fréquents chez les militaires qui ont participé à la guerre du Golfe que chez les autres. Cela ne se discute pas ; statistiquement, ce constat est significatif, clair et précis.
Se posent trois questions sur lesquelles nous avons des réponses partielles. Premièrement, ces signes traduisent-ils des pathologies graves ou s’agit-il de signes fonctionnels qui, s’ils ne sont pas à négliger, ne sont pas graves ? La réponse est qu’il s’agit plutôt de signes fonctionnels. En termes de mortalité, d’effets sur la descendance ou de pathologies cancéreuses ou reconnues, il n’y a aucune différence ; en revanche, il existe, de manière très claire, des signes fonctionnels : fatigues, sentiments dépressifs, etc.
Deuxièmement, de manière assez nette, sans toutefois recueillir l’unanimité, la notion de « syndrome » est rejetée. Ce n’est pas le fond du problème que vous vous posez. Cette question est intéressante sur un plan médico-légal, médiatique ou politique, mais elle ne touche pas à l’essentiel. Sur cinq auteurs très connus, les quatre plus sérieux rejettent cette appellation de « syndrome », et un, moins sérieux – il n’a pas de groupe témoin – lui accorde du crédit. Il n’y a donc pas unanimité, mais la grande majorité des auteurs de l’establishment scientifique américain dénie la notion de syndrome, avec une cause unique. J’ai donc écrit dans mon rapport que cette question n’était pas d’un intérêt majeur.
Troisièmement, puisqu’il semble qu’il n’y ait pas de « syndrome », il n’y a vraisemblablement pas de cause unique. Parmi les causes étudiées comme étant potentiellement en relation avec les signes dont j’ai parlé tout à l’heure, on trouve, aux yeux des Américains et des Anglais, les vaccinations multiples pendant la période du déploiement. Ils considèrent qu’il s’agit d’un des facteurs les plus crédibles.
Un autre point est peu étudié, mais tout le monde le soulève et nous le soulèverons dans les propositions que nous formulerons : peu d’études analysent l’association de plusieurs facteurs entre eux, notamment les vaccinations multiples suspectées davantage en situation de stress qu’en situation de non-stress. Or vous imaginez bien que même si les scientifiques anglo-saxons ont bénéficié de beaucoup d’argent pour effectuer des recherches, il leur est extrêmement difficile de réaliser des études rétrospectives sur des expositions, notamment pour analyser des associations, des probabilités ou des synergies d’exposition.
Tout le monde suspecte des associations de facteurs, en particulier avec la Pyridostigmine qui est généralement « innocentée » mais pas totalement, comme l’illustrent des travaux réalisés chez l’animal dans certaines situations de stress. L’uranium appauvri est également « innocenté » pour un certain nombre de raisons, mais dans un contexte qui ne m’a pas paru d’une totale objectivité. Lorsque j’ai parlé de l’uranium appauvri, au grand colloque de Washington commémorant les dix ans de la guerre du Golfe au mois de janvier, alors que jusque-là les Américains me considéraient avec égard – surtout parce qu’ils espéraient pouvoir comparer leurs études sur les vaccinations à un programme français reposant sur des données différentes -, j’ai obtenu des réponses scientifiques aussi nettes des civils que de celles des militaires : en substance, « il n’y a absolument rien ».
Tous les arguments scientifiques que j’ai pu récolter, qu’ils soient américains, anglais, français ou autres, me font dire qu’il n’y a aucune preuve scientifique de relation entre l’uranium appauvri et les signes existants chez les militaires engagés lors de la guerre du Golfe. J’en suis convaincu, mais l’entêtement et l’excitation de ceux qui veulent nous dire qu’il n’y a rien sont très malhabiles ; on peut être étonné d’une telle agressivité – c’est un sujet qu’il ne faut visiblement pas aborder -, alors que, je l’ai écrit dans mon rapport, rien ne prouve que l’uranium appauvri pourrait être mis en cause. Et cette attitude n’est pas propre à l’Amérique : les militaires français font la même erreur médiatique et politique. Je trouve cela dommage, car il n’y a aucune raison d’être aussi agressif dans la protection d’une arme si elle n’a vraiment aucun effet négatif.
M. Charles Cova, Vice-président : Les publications parues aux Etats-Unis font-elles état de militaires américains qui auraient pu être blessés lors d’une explosion d’armes contenant de l’uranium appauvri ? Est-il mentionné que des troupes auraient été bombardées par des A 10 américains ?
M. le Professeur Roger Salamon : Non, et c’est la raison pour laquelle je dis qu’il faut faire attention et que j’attends des informations de votre mission. Pour notre part, nous avons étudié, dans un premier temps, les publications. Cela nous a été fort utile, ne serait-ce que pour formuler des propositions bien précises ; contrairement à ce que je pensais, cette recherche bibliographique nous a été fort précieuse. Néanmoins, nous n’avons eu affaire qu’à des publications scientifiques internationales qui ne portaient que sur l’étude des pathologies présentées par les vétérans à leur retour, et j’ai eu l’impression que le DoD américain – plus que le ministère français de la Défense – était fermé à toute analyse précise des facteurs de risque potentiels rencontrés pendant la guerre du Golfe.
Tous les scientifiques que j’ai pu rencontrer, qui ont bénéficié de gros moyens pour réaliser de nombreuses recherches, ont enquêté à distance. Ils ont une idée sur l’exposition à des risques par le biais des interrogatoires auxquels ils procèdent auprès des vétérans. Cependant, ils n’ont absolument pas accès aux informations classées « secret-défense » en matière d’exposition sur le terrain pendant la guerre du Golfe.
Mme Michèle Rivasi, co-apporteure : M. le Professeur, je vous remercie tout d’abord d’avoir accepté de revenir devant la mission d’information. En ce qui concerne les signes fonctionnels, je suis entièrement d’accord avec vous. J’ai pu les constater lors des auditions de militaires auxquelles j’ai procédé dans le cadre d’une mission pour le compte de la Délégation à l’Union européenne. Je suis également d’accord pour dire que d’un point de vue scientifique, il n’y a pas de syndrome. S’agissant des vaccinations, en effet, en France, on n’a pas vacciné contre l’anthrax ou la coqueluche comme cela s’est systématiquement fait pour les Anglais et les Américains.
En ce qui concerne les alertes chimiques, il nous a été confirmé que sur vingt-sept détections cinq ont été avérées. Les noms des gaz émis ont même été cités : il y en a trois, dont le sarin. Il serait donc intéressant de savoir quels régiments ont respiré ces gaz, à faibles doses, bien entendu.
M. Charles Cova, Vice-président : Je suis désolé de vous interrompre, Mme Rivasi, mais je n’ai pas compris la même chose que vous. Le Colonel Dampierre nous a effectivement parlé de cinq déclenchements de Détalac, mais pas des gaz émis. On peut seulement en conclure qu’il y a effectivement eu des alertes avérées, sachant que les Détalacs français sont plus sensibles que les appareils des Américains.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je vous précise que nous avons reçu du ministère de la Défense des documents sur lesquels figurent les dates et les heures du déclenchement des Détalacs.
M. le Professeur Roger Salamon : Ce document m’intéresse. Nous allons proposer de réaliser une analyse exhaustive de la situation des 25 000 vétérans. On ne peut pas en effet se payer le luxe, dans une situation d’inquiétude, de ne pas offrir à tous les anciens combattants de la guerre du Golfe la possibilité de se faire examiner – dans un hôpital civil ou militaire – avec un protocole qui sera standardisé par un comité scientifique. Une analyse statistique sera ensuite effectuée.
Contrairement aux Américains et aux Anglais, on ne procédera à aucune comparaison de militaires français déployés dans le Golfe, avec des militaires non déployés ou déployés en Bosnie-Herzégovine. En revanche, nous formulerons une autre proposition : parmi les 25 000 militaires, nous trouverons des « cas » – qu’il appartiendra de définir – et des « non-cas » que nous nous efforcerons de comparer par rapport aux expositions qu’ils ont subies. Or, je compte sur vous pour obtenir ce type d’information. De la sorte, la France pourrait réaliser une étude-cas témoin unique en son genre. Si parmi les « cas », on découvre davantage de militaires exposés à des risques que dans le groupe témoin, cela aura une valeur scientifique à même de valider ce que vous pouvez pressentir actuellement.
M. Charles Cova, Vice-président : Ne pourrait-on pas procéder par élimination ? Vous avez dit tout à l’heure que les anglo-saxons avaient procédé à un processus de vaccination pendant le déploiement, alors que les militaires français ont été vaccinés avant leur départ dans le Golfe.
M. le Professeur Roger Salamon : Non. Ils ont obligatoirement subi des rappels. Par ailleurs, il ne s’agit pas des mêmes vaccinations : il n’y a pas eu de vaccination contre l’anthrax, ni contre la coqueluche. On ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable et de toute façon, nous ne voulons pas faire de comparaisons. Mais nous pouvons profiter des informations pour ne pas faire les mêmes bêtises.
Si par exemple, aujourd’hui, on me demandait de sélectionner quelques facteurs de risque, je retiendrais non pas l’uranium appauvri ou la Pyridostigmine mais la vaccination, alors qu’elle a été, en France – j’en suis persuadé -, moins à risque qu’aux Etats-Unis.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Notre mission doit déterminer les causes éventuelles qui ont pu provoquer des troubles chez les vétérans de la guerre du Golfe. Je vous conseille donc, M. le Professeur, de prendre en compte les gaz neurotoxiques puisque nous avons eu la confirmation que les Détalacs ont fonctionné. S’agissant de la Pyridostigmine et du « Vyrgil », nous avons auditionné des Généraux pour essayer de savoir qui avait ou non donné l’ordre de prendre ces médicaments. En ce qui concerne l’uranium appauvri, je serais plus critique que vous, dans la mesure où ce matin les experts que nous avons auditionnés nous ont fait part de leurs doutes concernant notamment les effets sur le rein et l’appareil respiratoire – d’autant que nous ne disposons pas de toutes les informations sur la nature de l’uranium utilisé, les Américains utilisant de l’uranium retraité alors que les Français n’avaient pas recours à de l’uranium retraité.
Nous souhaitons donc que l’on procède à un recensement des militaires concernés ; que l’on isole également des « cas » – par exemple les victimes d’une maladie très rare – et que l’on recherche les différentes causes pouvant être responsables de ces maladies. Ce genre d’études plus ciblées me paraîtrait intéressant.
M. le Professeur Roger Salamon : Je suis d’accord avec vous, mais dans les études cas témoins, nous gardons tout ; nous cherchons tout ce que les militaires examinés peuvent avoir et nous n’éliminons rien. Et je voudrais ajouter une précision importante : si l’on ne trouve aucun lien entre ce dont souffrent les militaires français et l’uranium appauvri, cela ne voudra pas dire que l’utilisation de ce dernier est sans danger. De la même façon, ce n’est pas parce que l’on aura prouvé que l’uranium appauvri peut être dangereux que les militaires qui ont participé à la guerre du Golfe et ont été en contact avec des armes en incorporant seront obligatoirement malades.
Si je devais faire une étude prospective aujourd’hui, je ne ferais pas porter toute mon attention sur l’uranium appauvri employé lors de la guerre du Golfe, car il ne ressort pas comme l’un des principaux facteurs de risque dans les publications que j’ai examinées. Pour autant, cela ne veut pas dire que ce même uranium appauvri est sans danger, notamment pour le rein et les poumons. Je crois qu’il faut faire attention à la présentation de ce facteur de risque.
M. Jean-Louis Bernard : M. le Professeur, j’observe tout comme vous qu’il n’existe malheureusement aucune publication française à ce sujet. Je suis donc surpris du retard qui a été pris par la France sur un problème qui n’était peut-être pas forcément à l’ordre du jour mais qui l’est devenu progressivement.
Je suis persuadé que si un certain nombre de personnes avaient pris le temps de lire ces publications, on aurait pu relativiser quelques fausses inquiétudes et quelques fausses pathologies ; en effet, il a été dit tout et n’importe quoi. Je suis donc très satisfait de la mise en place de nos deux missions – l’une parlementaire, l’autre scientifique – qui sont tout à fait complémentaires ; nous ne réalisons pas un travail de scientifiques, d’épidémiologistes, mais nous ne pouvions pas dissocier des conditions d’exposition de nos soldats leurs éventuelles conséquences.
Je voudrais dire par ailleurs que les responsables de l’association Avigolfe, lors de leur audition, ont fait une prestation déplorable. En refusant de répondre aux questions, ils se sont totalement déconsidérés. Je regrette, Madame la co-rapporteure, que certaines personnes aient pu prendre fait et cause pour cette association passionnelle et non rationnelle qui dit tout et n’importe quoi. Il était grand temps de remettre les pendules à l’heure.
Cela étant dit, je pense qu’aucun membre de la mission n’avait de certitudes. Nous n’avons peut-être pas encore d’intime conviction, mais nous avons progressé et nous voyons les ballons se « dégonfler » les uns après les autres. Rappelez-vous l’histoire de la Pyridostigmine : on aurait « empoisonné » nos soldats, alors qu’ils avaient absorbé une dose qui représente la moitié de la dose dite civile, et ce pendant trois jours ! Peut-on, dix ans après, rendre responsable la Pyridostigmine d’une céphalée, d’une dépression nerveuse ou d’un trouble digestif ! ?
Reste une inconnue : la propagation des incendies des puits de pétrole. Je n’ai reçu aucune réponse à cette question et le doute subsiste dans mon esprit.
M. le Professeur Roger Salamon : Nous évoquons cette question dans le rapport.
M. Jean-Louis Bernard : Très bien, car c’est un point intéressant.
En ce qui concerne l’uranium appauvri, je partage tout à fait votre analyse. Les propos tenus par M. Béhar, ce matin, étaient particulièrement intéressants : il n’y a aucune certitude, mais un doute persiste.
S’agissant des études rétrospectives, nous sommes un certain nombre de membres de la mission à nous être rendus à Londres et nous avons été très intéressés par la qualité du travail accompli. Grâce au National Health Service, tous les vétérans ont été retrouvés – soit 53 462 personnes – et des études de mortalité et de morbidité ont ainsi pu être réalisées. L’article du Lancet est de ce point de vue excellent.
M. le Professeur Roger Salamon : Tout a été financé par les Américains.
M. Jean-Louis Bernard : Ah, ils ne nous l’ont pas dit ! Cependant, à la différence des appréciations sur l’importance des troubles observés, il n’est pas possible de truquer des statistiques de mortalité.
Grâce à ces deux rapports, même si nous ne réglons pas le problème, nous allons remettre le débat au niveau scientifique, niveau qu’il n’aurait pas dû quitter.
M. le Professeur Roger Salamon : Je partage vos propos, notamment en ce qui concerne l’association Avigolfe, car je n’ai pu obtenir d’informations sur ses dossiers. Néanmoins, il faut le reconnaître, cette association a joué un rôle de catalyseur ; elle a certainement passionné le débat, exagéré le phénomène, mais seulement pour que l’on prenne conscience des problèmes dont ses membres faisaient état ou se plaignaient. Avant, il y avait un grand silence.
M. Jean-Louis Bernard : Certes, Avigolfe a joué un rôle de catalyseur mais il faut parfois savoir s’arrêter.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je voudrais répondre aux observations de M. Bernard en ce qui concerne la Pyridostigmine et Avigolfe.
Tout d’abord, nous avons parlé de la Pyridostigmine, non pas pour dire que les militaires qui en avaient pris étaient malades, mais parce qu’il existait une contradiction entre les propos du Ministre de la Défense et ceux de son homologue de la Santé en ce qui concerne la prise de cet antidote.
Ensuite, je voudrais appuyer les propos du Professeur Salamon : si Avigolfe n’existait pas, il n’y aurait jamais eu de mission d’information. Ses responsables ont le mérite d’avoir rassemblé des données épidémiologiques. Je regrette que les informations qu’ils possèdent – puisqu’ils ont fait remplir un questionnaire aux anciens combattants de la guerre du Golfe malades – n’aient pas pu être expertisées. Il est vrai qu’il y a certainement eu une mauvaise communication entre notre mission et cette association : menacer une association d’une amende de 50 000 francs si elle ne défère pas à sa convocation, est, me semble-t-il, un mauvais procédé qui n’a pas contribué à améliorer nos rapports.
M. Jean-Louis Bernard : Les responsables d’Avigolfe ont refusé de venir s’expliquer devant nous. Ils avaient préalablement été invités !
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A ce moment-là, s’ils ne voulaient pas venir, il ne fallait pas les y obliger. Il aurait fallu agir avec plus de psychologie. Néanmoins, les choses se sont envenimées et j’ai été la première à le regretter.
Professeur Salamon, nous devons arriver à créer une structure médicale – en dehors du ministère de la Défense – qui pourrait accueillir les vétérans qui sont inquiets de leur état de santé. Cette cellule aurait le mérite d’éviter la dispersion des militaires souffrants.
M. Charles Cova, Vice-président : Notre mission pourrait faire une telle proposition.
M. le Professeur Roger Salamon : Il s’agit d’une demande si sage que tout le monde sera d’accord.
Il faut tirer une autre leçon de ce type de problèmes : il ne faut pas attendre pour s’en préoccuper, les prévenir. Il serait bon de réfléchir à la création d’un observatoire des risques rémanents des militaires français, militaires qu’il conviendrait de suivre, alors même qu’ils ont quitté l’armée, sur le moyen et le long terme.
Les conséquences de la guerre du Golfe pourraient se faire à nouveau jour chez les vétérans d’autres conflits. Il serait dommage qu’on n’exploite pas les leçons de cette expérience.
M. André Vauchez : M. le Professeur, vous avez beaucoup parlé des vaccins, mais ne disposons-nous pas d’études sur le stress ? Pendant la guerre d’Algérie, s’il n’y avait pas de risques chimiques, le stress existait, même s’il était moins répétitif. Ne pourrait-on pas trouver des éléments en ce domaine ? Ne pouvons-nous pas quantifier le stress ?
M. le Professeur Roger Salamon : Le stress est un paramètre assez difficile à mesurer, surtout après sept ou dix ans. Néanmoins, il est certain que le stress fait partie du dénominateur commun sans lequel presque rien ne pourrait être expliqué, même pas l’effet des poly-vaccinations. Dans leurs conclusions, les Américains expliquent que le stress est l’un des facteurs qui a le plus joué. Et il s’agit du stress à tout les niveaux : stress médiatique, stress climatique, la crainte. Cependant, nous avons beaucoup de difficultés à étudier les effets du stress isolé, notamment plusieurs années après la fin de la guerre, car le stress est associé à beaucoup de facteurs de risques.
M. Jean-Louis Bernard : Mais lorsque l’on participe à une guerre, n’est-on pas par définition, stressé ? Le stress et ses conséquences pourraient-ils être indemnisés au titre du code des pensions militaires d’invalidité ?
M. le Professeur Roger Salamon : Pour revenir à la question du « syndrome de la guerre du Golfe », les chercheurs ont comparé la construction statistique des signes, qui sont très nombreux, chez des militaires ayant participé à la guerre du Golfe et chez d’autres militaires qui n’y ont pas participé ; or la construction est la même. Ils ont donc conclu que ces signes n’étaient pas spécifiques à la guerre du Golfe, qu’il s’agit d’un syndrome statistique que l’on retrouve chez des militaires ayant participé à d’autres guerres.
En réalité, le seul point, en termes de mortalité, qui reste indiscutable, est que le nombre de morts par accident de voiture est beaucoup plus important chez les militaires qui ont participé à la guerre du Golfe que chez les autres. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit de personnes à risque ou par le fait qu’elles ont une vision des risques et de la mort qui, après la guerre, se trouve totalement modifiée.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pensez-vous que l’on pourra réaliser une typologie, avec un certain nombre de symptômes, qui pourrait être prise en compte pour indemniser les militaires, comme cela a été fait aux Etats-Unis ? En effet, nous avons un problème avec le code des pensions militaires d’invalidité qui ne prend pas en compte ce type de maladies à long terme : de nombreux soldats ont une grande difficulté à faire admettre qu’il existe un lien de causalité entre leur maladie et le fait d’avoir participé à la guerre du Golfe.
Enfin, en ce qui concerne l’uranium appauvri, nous nous intéressons aux militaires, mais il ne faut pas oublier le problème des populations civiles : je ne pense pas simplement à l’Irak, mais également au Kosovo.
M. le Professeur Roger Salamon : J’en ai également parlé lors du colloque de Washington, et je me suis fait mal voir !
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je pense que vous devriez, dans votre rapport, mentionner le suivi à la fois environnemental et sanitaire des populations civiles.
M. le Professeur Roger Salamon : Je vais vous décevoir, car je ne me sens pas capable, aujourd’hui, de répondre à votre première question concernant l’indemnisation des militaires à partir d’une typologie. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est notre rôle, si un jour on en sera capable, et je ne sais pas comment on y répondra. En tout état de cause, le choix sera arbitraire : il vous appartiendra de le faire, à vous les politiques, les juristes, les militaires.
Il conviendra tout d’abord d’établir un lien de causalité : quelle est la probabilité de pouvoir imputer tel symptôme à tel événement ? Ensuite, en fonction d’une probabilité, il faudra décider si l’on est au-dessus ou non d’un seuil. Pour créer un modèle permettant de déterminer la probabilité que tel événement, dix ans après, ait un lien avec tel facteur que l’on connaît mal, il me faudra des années de travail et autant d’argent que les Américains ont donné à leurs chercheurs. A titre illustratif, ils ont établi un modèle extraordinaire ; un modèle de l’évolution atmosphérique des poussières de sable, avec je ne sais plus quoi dedans, peut-être de l’uranium appauvri ! Ils ont ainsi pu mesurer, avec la climatologie de l’époque, jour par jour, l’évolution du sable. Ce sont des modèles mathématiques incroyablement compliqués !
En ce qui nous concerne, il existe deux possibilités. Soit on essaie d’établir ce type de modèles, et je pense que l’on n’y arrivera pas ; soit on détermine les événements qui paraissent avoir joué, et ensuite ce sera un choix arbitraire qui ne pourra venir que de vous. Là, le scientifique ne peut rien faire.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je ne vous demande pas de prouver le lien de causalité. On n’est pas capables de le faire d’un point de vue scientifique. En revanche, nous pourrions nous fonder sur la présomption de preuve.
M. le Professeur Roger Salamon : L’étude dont je vous ai parlé pourra, là, vous donner des éléments. Mais le choix des critères de remboursement des vétérans malades relève d’une décision politique.
Enfin, notre rapport ne portant que sur la guerre du Golfe, nous ne nous intéressons évidemment pas au Kosovo. Nous ne pourrons donc pas proposer de suivre les populations civiles du Kosovo. Cependant, lorsque nous parlerons de l’uranium appauvri, il semblera évident à tout le monde de s’intéresser aux populations civiles et non pas uniquement aux militaires.
M. André Vauchez : L’Irak réclame d’ailleurs l’envoi d’une mission de l’ONU.
M. le Professeur Roger Salamon : Ils ont formulé plusieurs demandes à ce sujet.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La France pourrait peut-être appuyer cette demande, car il y a un blocus complet des Américains au sujet de l’Irak.
M. le Professeur Roger Salamon : Je pense que M. Bernard Kouchner sera très réactif dans ce domaine.
M. Charles Cova, Vice-président : M. le Professeur, je vous remercie.
Audition du Général de brigade aérienne (C.R.) Pierre-Marie GALLOIS,
Spécialiste des questions stratégiques
s’étant rendu à plusieurs reprises en Irak
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 27 mars 2001)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui le Général de brigade aérienne Pierre-Marie Gallois. Mon Général, vous êtes connu et reconnu pour avoir été l’un des principaux inspirateurs de la doctrine de la dissuasion nucléaire de notre pays. Votre carrière militaire vous a amené à côtoyer le plus haut niveau de l’Etat, les sphères des Etats-majors des Armées et à rencontrer les responsables militaires des principales grandes puissances. Au-delà de ces prestigieux états de service, vous avez écrit un nombre important d’ouvrages stratégiques et géopolitiques et vous avez également publié de très nombreux articles dans la presse française et étrangère.
A l’époque de la guerre du Golfe, vous n’étiez plus en activité depuis un certain nombre d’années. C’est donc non pas en tant que témoin ou acteur direct des opérations que nous vous auditionnons aujourd’hui, mais en tant que spécialiste et observateur avisé des questions militaires. Nous vous connaissons comme un homme de conviction. Votre carrière en porte témoignage. C’est donc aussi à ces convictions que nous ferons appel, connaissant de longue date votre liberté d’esprit et de ton. Vous avez d’ailleurs déjà répondu aux questions de la presse et participé récemment à une émission de télévision qui visait à traiter, à sa manière, le sujet dit du « syndrome du Golfe ».
Mon Général, notre compétence est claire. Il s’agit pour la mission d’examiner les conditions dans lesquelles nos troupes ont été engagées et de déterminer si ces conditions ont pu les exposer à des risques sanitaires spécifiques. En aucune façon nous ne disposons ici des compétences pour juger les modalités mises en _uvre postérieurement au conflit, au plan diplomatique et politique, et du sort réservé à l’Irak, à son peuple et au régime de Saddam Hussein. Notre ambition commune est de nous enquérir de la protection de nos forces en matière sanitaire et médicale et de proposer le cas échéant les moyens qui nous paraîtraient indispensables pour améliorer tel ou tel aspect de ce dispositif complexe pour de futures opérations extérieures.
Nous vous écoutons à présent pour une courte déclaration introductive au terme de laquelle nous vous poserons des questions sur les sujets qui relèvent des compétences de notre mission et pour lesquels votre éclairage et votre expérience pourraient se révéler utiles pour nous.
Général Pierre-Marie Gallois : M. le Président, je vous remercie de me recevoir. Je n’ai pas de compétence particulière sur l’affaire du « syndrome du Golfe » car je ne suis ni un scientifique, ni un médecin. J’ai simplement été, pendant longtemps, l’utilisateur d’armements – et ce, à une époque où nous ne recourions pas à des munitions à uranium appauvri -, contre l’Allemagne en particulier, puis plus tard sur d’autres théâtres de combat.
Si je suis amené à m’exprimer devant vous, c’est certainement parce que j’ai eu le privilège de me rendre en Irak et dans les Balkans à plusieurs reprises. En ce qui concerne l’Irak, mes sentiments sont un peu particuliers ; ils sortent de l’objet de notre rencontre, mais expliquent mon engagement. En 1977, j’ai été envoyé à Bagdad pour donner des cours de stratégie nucléaire aux Irakiens, et notamment à Saddam Hussein – j’enseignais alors à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN) -, croyant naïvement que l’on souhaitait que l’Irak devienne une puissance nucléaire face au danger que représentait M. Khomeyni en Iran.
J’avais réellement le sentiment que nous incitions l’Irak à devenir une puissance nucléaire. D’ailleurs, Saddam Hussein a été reçu à l’Elysée en 1975 par le Président Giscard d’Estaing ; il a dîné avec M. Jacques Chirac, alors Premier ministre ; et Framatome a instruit les techniciens irakiens pendant des années. Nous avons vendu de l’uranium enrichi à l’Irak et nous avons largement contribué à en faire une puissance nucléaire. Par conséquent, lorsque la guerre a éclaté et que nous avons bombardé l’Irak, j’étais désorienté ; je n’ai pas compris pourquoi, tout d’un coup, nous nous retournions contre ce pays sur lequel nous nous étions tellement appuyés. Cependant, il ne s’agit pas là d’éléments qui intéressent le champ de vos investigations.
Je suis retourné en Irak environ trois semaines après la fin de la guerre du Golfe, parcourant quelque 4 000 kilomètres pour évaluer les désastres qui étaient considérables. Le pays a été totalement détruit, alors qu’il avait été très bien aménagé par Saddam Hussein qui avait installé des réseaux d’électricité partout, alimenté les villages, créé des centres commerciaux, etc. Il me semble même que 135 ouvrages d’art – dont certains avaient été construits par la France – ont également été détruits.
J’ai donc trouvé ce pays dans un état épouvantable, en particulier au point de vue médical. Lorsque je suis allé visiter Bassora, je me suis entretenu avec des médecins formés en Angleterre qui estimaient qu’à la fin de l’année 1991 entre 200 000 et 250 000 enfants irakiens seraient morts, empoisonnés par l’eau. Les systèmes d’épuration d’eau avaient été détruits, de nombreux cadavres flottaient un peu partout. L’eau était donc pestilentielle. A cette époque – c’est important pour vous -, aucun médecin ne m’a parlé d’uranium appauvri ou de radioactivité. Ils étaient tous obnubilés par la putridité des eaux et la famine.
En revanche, j’ai examiné minutieusement les véhicules se trouvant sur la route allant de Bassora à Aswan, c’est-à-dire la route menant à la frontière koweïtienne ; c’est sur cette fameuse route que les Américains ont bloqué l’armée irakienne en retraite, détruisant des milliers de véhicules. Je savais qu’à cet endroit, les Américains avaient expérimenté une nouvelle arme, le fuel air explosive (FAE). Imaginez un conteneur inflammable d’environ 400 kilogrammes contenant un aérosol. Ce projectile détonne à 15 ou 20 mètres au-dessus du sol ; une sonde portée au rouge enflamme l’aérosol ce qui produit un effet de chaleur et de choc qui, d’après ce que l’on m’a expliqué, est analogue, en termes d’efficacité, à ce que serait la détonation d’une arme nucléaire de un kilotonne, sans aucun effet de radioactivité.
Je suis entré dans ces véhicules pour chercher à savoir comment ils avaient été incendiés. J’ai appris par la suite qu’ils avaient été, auparavant, mitraillés par des projectiles dont l’ogive contenait de l’uranium appauvri.
Habituellement, lorsqu’un véhicule est enflammé par un projectile, sa carbonisation n’est pas totale ; certaines portions échappent au feu. Or là, ce qui m’avait frappé était le fait que tous ces véhicules avaient été placés dans ce que j’appellerais un « bain de chaleur » ; tous les recoins étaient carbonisés. J’ai donc examiné ces véhicules pendant des heures, et s’il y avait eu des effets de radioactivité prolongés, j’en aurais souffert, ce qui n’est pas le cas : j’ai atteint un âge canonique !
S’il y a eu effet de radioactivité, s’il y a eu – comme je le crois – la création d’un nuage radioactif, très bref, dû à l’impact sur le métal – qui a volatilisé, paraît-il, entre 40 et 60 % d’uranium appauvri : 325 grammes pour des cartouches de 30 millimètres, 4 à 5 kilos pour des obus de char -, ce nuage radioactif a dû retomber. Comme je n’ai ni inhalé, ni ramassé de la terre, laquelle devait être relativement radioactive, je ne m’en suis pas trouvé mal. Voilà ce que je puis vous dire à ce sujet.
Cela étant dit, il est certain que l’uranium appauvri est un métal lourd qui a des effets chimiques. Ses désagrégations successives au bout de 4,5 milliards d’années l’amènent à être ce qu’est le plomb. Or si le plomb est inoffensif, l’usage de la céruse par les peintres est interdit depuis un siècle, à cause de l’oxyde de plomb. L’absorption d’une infime particule de métal lourd est mauvaise pour l’organisme.
L’uranium appauvri, en se désagrégeant, finit par être comme le plomb : sa radioactivité devient nulle. La radioactivité de l’uranium appauvri est 184 000 fois plus faible que la radioactivité du plutonium 239. Néanmoins, si l’on divise la radioactivité très intense du plutonium 239 par son coefficient de radioactivité, on s’aperçoit, qu’en ce qui concerne l’uranium appauvri, un micron peut dégager encore 5 000 ou 6 000 Röntgen équivalent homme (REM) qui, ingérés et demeurant dans l’organisme pendant des années, démolissent les cellules, transforment l’ADN et provoquent des malformations chez les nouveau-nés.
Je comprends cependant que l’on ait utilisé ce métal, car il est abondant. On trouve actuellement sur la terre 437 centrales nucléaires qui rejettent des déchets ; ces déchets sont bon marché. Par ailleurs, le métal est très dur : il a un grand pouvoir de pénétration. Ce métal est également pyrophorique : il s’enflamme très facilement au choc. Il s’agit donc d’une arme redoutable, en particulier contre les blindages des chars d’assaut.
Toutes les armes, hélas, sont faites pour tuer ; mais les obus à uranium appauvri ajoutent à la mort instantanée, je le crains, occasionnellement, des effets de mort lente suite à l’ingestion de poussières. A ce titre, ils sont une arme redoutable, assimilable aux armes chimiques proscrites par le Protocole de Genève du 17 juin 1925 et par la Convention de Paris du 13 janvier 1993.
Je voudrais également attirer votre attention sur le fait que, ce type d’arme étant composé d’un déchet provenant de centrales nucléaires différentes, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure l’uranium a été appauvri par la centrale nucléaire d’où il provient. Reste-t-il, pour certains lots, des traces de métaux plus radioactifs – comme le plutonium, par exemple – ou de métaux créés artificiellement par les centrales qui ont une vie très brève, de l’ordre de la minute et demie ? Dans l’affirmative, il est alors possible que le hasard ait voulu que des militaires se soient retrouvés sous un nuage radioactif ayant une certaine persistance, qui peut se compter en semaines ou en mois, et que l’ingestion occasionnelle de ces poussières radioactives ait pu entraîner les malaises dont on vous parle. Cela pourrait expliquer le désarroi dans lequel nous nous trouvons face aux témoignages très nombreux, différents, auxquels se mêlent – et c’est humain – des désirs de pension plus ou moins justifiés et des réalités souffrantes.
Je vois mal comment l’on arrivera à faire la part des choses en raison des origines disparates de l’uranium appauvri contenu dans les munitions utilisées. Je sais qu’on considère l’uranium appauvri comme un métal dangereux à l’inhalation de ses poussières car, lorsqu’on le travaille, il y a, devant les établis des ouvriers, des hottes aspirantes. On est conscients de ce danger, d’autant plus que des notices américaines ont été publiées avant la guerre du Golfe et immédiatement après, afin de mettre en garde les troupes contre l’inhalation de ces poussières.
Voilà, M. le Président, ce que je suis en mesure de vous dire.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, je voudrais tout d’abord vous informer, s’agissant de la dernière partie de votre exposé, que nous avons reçu des spécialistes sur les lots d’uranium appauvri à la base desquels ont été produites nos munitions et les possibilités de souillure par des transuraniens. Il s’agit d’une question que nous nous sommes également posé et que nous avons essayé d’approfondir.
Il nous a été souvent dit qu’un soldat curieux qui aurait pris une photo dans un char bombardé aurait ainsi pu s’irradier. Vous venez de nous dire l’inverse puisque vous êtes resté des heures dans des véhicules bombardés. Vous nous confirmez bien que vous n’avez pas constaté de troubles à la suite de ces inspections de chars irakiens détruits ?
Général Pierre-Marie Gallois : Je suis en effet resté plusieurs demi-heures dans des véhicules différents et je ne suis pas malade. Mais je pense que le blindage a été percé et qu’il y a eu dégagement d’un nuage de poussière causé par l’effet de chaleur ; ce nuage est sans doute retombé ensuite : je n’ai donc pas aspiré ces poussières, car il était trop tard. Je suis en effet arrivé trois ou quatre semaines après la fin des hostilités. Je ne sais pas néanmoins ce qu’il se serait passé si j’étais entré dans ces véhicules dix minutes seulement après leur destruction.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, quand avez-vous appris que les armées utilisaient de l’uranium appauvri ? Etiez-vous informé que les troupes françaises disposaient d’armes incorporant de ce métal ?
Général Pierre-Marie Gallois : J’ai appris cela par un article publié dans la revue du Centre des Hautes Etudes de l’Armement, en 1993. Cet article expliquait que nous vendions des AMX30 dont les obus étaient à uranium appauvri, ce qui était présenté comme un atout supplémentaire. A cette époque, le sentiment qui prévalait au Centre des Hautes Etudes de l’Armement, et par conséquent au sein de la collectivité militaire, était qu’il s’agissait d’une arme efficace et qu’il n’y avait aucune raison de s’en priver.
M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, croyez-vous possible que les hauts responsables de l’Etat-major des Armées, à Paris comme sur le terrain, n’aient pas été mis au courant, par leurs homologues américains, que les forces américaines allaient utiliser, dans le Golfe, des armes à uranium appauvri, notamment pour des tirs d’appui aérien ?
Général Pierre-Marie Gallois : J’ai toujours milité pour l’indépendance de mon pays. Or depuis quelques années nous mettons nos forces à la disposition de commandements étrangers dans des opérations dont je ne comprends pas en quoi elles relèvent de l’intérêt national. Nous avons fait la guerre en Irak ; je n’ai pas compris pourquoi, puisqu’il s’agit du pays arabe le plus proche de nous : un pays laïque, qui se voulait progressiste.
Au fond, Saddam Hussein, qui est un personnage certainement peu recommandable, a tout de même été pris dans un traquenard. Il suffit de se rappeler les injures dont il a fait l’objet et ce que M. John Kelly, adjoint au Secrétaire d’Etat pour le Proche-Orient, a déclaré le 31 juillet 1991, deux jours avant l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes : « Si d’aventure l’Irak attaquait le Koweït et les Emirats Arabes Unis, l’Amérique n’aurait pas à intervenir ». Sachant que les Américains étaient anticolonialistes et que le Koweït était une création du colonialisme britannique, Saddam Hussein avait donc tendance à penser que les Etats-Unis ne s’opposeraient pas à ses visées. Cela ne me regarde pas, mais j’ai trouvé ce procédé étrange.
Pour en revenir à votre question, il faut se rappeler que les troupes françaises étaient sous commandement opérationnel américain. J’ai servi à l’OTAN pendant cinq ou six ans, au temps heureux où l’Allemagne n’était pas une superpuissance et où nous étions les principaux alliés des Etats-Unis en Europe continentale, c’est-à-dire entre 1952 et 1958. Nous étions tous émerveillés par l’ordre, l’organisation, les moyens, le gigantisme militaire des américains, et nous leur faisions entièrement confiance. Je crois que ce sentiment a perduré par la suite. Nos troupes ont été mises, lors de la guerre du Golfe, à leur disposition ; les soldats américains sont arrivés avec des moyens gigantesques – leur affrontement avec la Russie pendant 40 ans en avait fait une Nation en état de guerre permanent - et une conception de la guerre très étudiée. Je pense qu’existait encore, à ce moment là, ce sentiment d’admiration envers l’armée américaine. Nos soldats et le commandement français leur ont donc fait entièrement confiance.
Par ailleurs, il y a eu un phénomène marquant : le corps expéditionnaire français a d’abord été placé sous commandement de l’Arabie Saoudite et du Prince-Sultan, les Américains se réservant, avec les Anglais, le centre de la bataille. En décembre 1990, je me suis rendu sur place, pour rencontrer le Général Schwarzkopf qui m’a fait un briefing sur le déroulement de cette future guerre. Lorsque je lui ai parlé des pertes humaines que cette guerre allait inévitablement causer, il m’a répondu que politiquement il ne pouvait pas se permettre de perdre des hommes : j’ai découvert à ce moment-là la notion de « zéro perte ». Les armes qu’il redoutait le plus étaient les missiles balistiques à courte portée, les Scud. Et en effet, les alliés n’ont jamais pu, tout au long des hostilités, les détruire.
Mais, lorsqu’il s’est aperçu que j’étais Français à mon accent, il m’a tenu les propos suivants : « Je veux vous rassurer. Votre équipement est léger, aussi vous ne serez pas engagés directement face à la Garde républicaine. J’ai donné l’ordre aux forces françaises de procéder à un grand mouvement enveloppant vers l’ouest, à 200 kilomètres des combats ». Il pensait me faire plaisir en disant cela, alors que le choc a été dur ! De tels propos m’ont fait mal.
Je vous dis tout cela car, quand les forces françaises sont passées du commandement arabe au commandement américain, je pense que nos hommes ont été soulagés. Je crois que le commandement français n’a pas cherché à discuter les ordres des Américains qui étaient si bien préparés, avec des inventions stratégiques extraordinaires.
Imaginez la carte de ce pays – les Généraux français ont pu constater cela sur place – et un polyèdre dont le sol est constitué par l’Arabie Saoudite et dont le sommet se trouve à 36 600 kilomètres d’altitude – à hauteur des satellites de surveillance américains : dans ce gigantesque volume, pendant les deux premiers jours de la guerre, un ballet d’électrons a assourdi, assommé, divisé, étouffé toute l’armée irakienne. La guerre a été gagnée le deuxième jour, car les communications irakiennes n’existaient plus : les éléments irakiens avaient été séparés de leur commandement. Cette guerre électronique avait été admirablement préparée. Par ailleurs, les avions furtifs F117, déjouant les radars, pénétraient presque jusqu’à Bagdad sans être détectés.
Comment, ensuite, aller reprocher aux Américains l’ogive à uranium appauvri qu’ils mettaient sur leurs obus ? Nous avons tous considéré ces armes comme des armes de guerre normales, et nous ne nous sommes pas un instant inquiétés des conséquences éventuelles, pensant que eux, qui prévoyaient tout, l’avaient fait.
M. Charles Cova, Vice-président : Les responsables français étaient donc au courant ?
Général Pierre-Marie Gallois : Oui, ils devaient l’être. Nous savions que l’uranium appauvri avait un pouvoir de forte pénétration et incendiaire ; il s’agissait donc d’une arme redoutable. Cette arme est perfide, car vous pouvez prendre un morceau d’uranium appauvri dans la main, il ne se passera rien. Nous sommes habitués, avec Hiroshima et Nagasaki, à nous prémunir contre les rayonnements externes, or là il n’y en a pas. Il n’y a de rayonnements à long terme que par ingestion de poussières ; or nous n’avions absolument pas d’expérience en ce genre de choses.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous avons auditionné les Généraux Schmitt et Roquejeoffre à ce sujet. Or si le Général Schmitt dit avoir été mis au courant du fait que les Américains utilisaient de l’uranium appauvri, le Général Roquejeoffre – ainsi que le Général Janvier, d’ailleurs – affirme quant à lui qu’il ne l’était pas. Cela nous étonne, car ces Généraux étaient présents sur le théâtre des opérations et ont vu à la fois les armes et les résultats des bombardements – vous avez parlé de véhicules totalement carbonisés. Comment ces Généraux peuvent-ils nous soutenir qu’ils n’étaient pas au courant de l’utilisation par les Américains d’obus à uranium appauvri ? En votre qualité d’ancien officier supérieur, cela vous semble-t-il plausible ?
Général Pierre-Marie Gallois : Tout dépend des fonctions que ces Généraux ont occupées auparavant. Si avant d’être affectés dans le Golfe, ils commandaient, par exemple, une région, avec un travail purement administratif, il est bien évident que la technicité n’était pas leur lot. Le Général Schmitt, ayant sans doute exercé des fonctions plus proches des questions techniques, a normalement été mis au courant par ses adjoints ; pour le reste, je ne connais pas les antécédents des deux autres Généraux dont vous avez parlé. Ayant certainement accompli des tâches essentiellement administratives à l’Etat-major des Armées, ils n’ont pu que s’émerveiller devant les résultats des frappes américaines sans nécessairement s’interroger sur les armes employées.
M. André Vauchez : Mon Général, vous avez dit que ces armes contenant de l’uranium appauvri ajoutent à la mort instantanée une mort lente, et qu’elles pouvaient s’apparenter aux armes chimiques. Pensez-vous que, dans un avenir proche, ces armes seront interdites par le Protocole de Genève signé le 17 juin 1925 et la Convention de Paris signée le 13 janvier 1993 ?
Général Pierre-Marie Gallois : L’uranium appauvri est un métal lourd, et tous les métaux lourds ont des effets chimiques ; j’ai cité tout à l’heure l’exemple du plomb et de la céruse. Cependant, ces effets chimiques ne paraissent être de caractère occasionnel : il faut vraiment, au moment de l’impact sur le char, se trouver à proximité pour risquer d’inhaler des poussières qui, étant plus lourdes que l’air, retombent ensuite dans le sol. Il s’agit donc de circonstances particulières auxquelles les militaires n’ont pas prêté attention, car, je le répète, les armes sont faites pour tuer. Que l’on meure tout de suite ou plus tard, il s’agit toujours des horreurs de la guerre. Ce sont la guerre et les armes qu’il convient de supprimer !
Je comprends l’intérêt que mes collègues ont trouvé dans l’uranium appauvri : il s’agit d’un métal bon marché, inflammable et pouvant pénétrer le blindage des chars d’assaut. Il s’agit d’une arme extraordinairement efficace. Alors que les Américains ont tué 60 000 ou 80 000 Irakiens, ils n’ont perdu que 146 hommes, dont certains ont été tués au cours de combats fratricides : leurs avions ont mitraillé des chars américains. Les soldats de ces chars étaient donc aux premières loges, quand ils ne sont pas morts sur le coup, pour respirer des poussières radioactives ; en effet, par la suite, une fois dans le sol, ces poussières ne sont plus nocives pour les combattants. Reste la future « chaîne alimentaire ».
La grande équivoque, dans cette affaire, réside dans la comparaison entre, d’une part, les effets de l’irradiation d’Hiroshima et de Nagasaki, avec des rayons bêta, gamma émis par l’explosion de la bombe atomique à 600 mètres de haut, brûlant le corps des individus et induisant une mort instantanée, et, d’autre part, les conséquences de l’inhalation par des soldats de poussières d’uranium appauvri invisibles, inattendues, qui produisent des effets au bout de plusieurs années. Dans ce dernier cas, la détérioration de l’organisme humain se fait très lentement, car chaque micron de poussières radioactives émet une radioactivité extrêmement faible ; en outre, elle est cumulative, par conséquent l’ADN en souffre, et des malformations de naissance sont donc possibles.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, je vous poserai deux questions. La première concerne la composition isotopique des armes à uranium appauvri. Vous avez indiqué dans votre propos liminaire, que l’uranium appauvri utilisé pouvait être de l’uranium issu des centrales nucléaires, et qu’il n’était pas exclu qu’un certain nombre d’autres métaux, dont le plutonium, puissent faire partie de la composition de ces armes. Nous possédons la composition isotopique des armes françaises à uranium appauvri : elles ne comportent pas de plutonium. Par conséquent, sur quelles études et quels documents vous fondez-vous pour avancer que l’uranium appauvri utilisé pour la composition des obus-flèches américains aurait pu être de l’uranium provenant de centrales nucléaires ou de l’uranium retraité ?
Ma seconde question concerne les aspects épidémiologiques. Vous avez indiqué que l’inhalation de particules d’uranium appauvri pouvait avoir des conséquences biologiques et être la cause de malformations chez les personnes concernées. Quelles sont les études épidémiologiques, portées à votre connaissance, qui permettraient assurément de déterminer le lien qui peut exister entre l’inhalation de quelques particules à uranium appauvri et le développement de pathologies particulières ? Nous sommes en effet amenés à examiner les conditions dans lesquelles des militaires français auraient pu se trouver exposés à des risques particuliers sur le théâtre des opérations, mais nous n’avons pas la possibilité de conduire des développements épidémiologiques ; c’est le groupe d’experts indépendants, mis en place par la Secrétaire d’Etat à la Santé et le Ministre de la Défense et présidé par le Professeur Salamon, qui est en charge de ce travail.
Général Pierre-Marie Gallois : S’agissant de l’uranium appauvri, je n’ai émis qu’une hypothèse, car nous ne pouvons pas être sûrs à 100 % que toutes les centrales nucléaires qui ont fourni les déchets les aient appauvris au même degré ; la probabilité mathématique que cela se soit réalisé me paraît douteuse. Je lis depuis un certain temps toute une littérature sur ces questions et un grand nombre d’idées germent de part et d’autre. Par exemple, un spécialiste a avancé l’hypothèse selon laquelle les pointes des ogives à uranium appauvri auraient été enrobées de béryllium, de manière à limiter l’échauffement du projectile à une vitesse de 2 000 mètres par seconde et, ainsi, à éviter qu’il ne s’enflamme avant de pénétrer dans le char. Or le béryllium est hautement radioactif.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, s’agissant de la composition des armes à uranium appauvri – sujet très important pour nous -, nous avons demandé la composition isotopique des obus-flèches français utilisés par nos armées. Il nous manque les résultats de trois lots, mais l’ensemble des analyses auxquelles il a été procédé montre qu’il n’y a pas de produits du type plutonium ou autres. Par ailleurs, nous savons aussi que de l’uranium appauvri a été importé des Etats-Unis en vue de la fabrication de nos armes. Il a été procédé à l’analyse de cet uranium importé, et là aussi la composition isotopique confirme les résultats des tests réalisés sur sept des dix lots d’obus-flèches français. Nous attendons le résultat des trois lots restants pour pouvoir, s’agissant des armes françaises, avoir une conviction définitive.
En ce qui concerne les articles écrits ici ou là à ce sujet, bien entendu, nous les prenons comme des éléments de réflexion intéressants pour approfondir nos investigations, mais nous ne pouvons en aucun cas, compte tenu de la volonté de rigueur qui préside à nos travaux, considérer ces écrits comme plus forts que ce que les analyses isotopiques des obus-flèches nous révèlent !
Général Pierre-Marie Gallois : Ces analyses mettraient donc hors de cause les obus-flèches français, mais sont-elles valables pour les quelque 300 tonnes d’uranium appauvri qui ont été lancées sur l’Irak et les dix à quinze tonnes lancées sur les Balkans par les A10 américains ?
J’ai été surpris d’apprendre que bien que nous ayons un grand nombre de centrales nucléaires en fonctionnement en France, nous achetions de l’uranium appauvri aux Etats-Unis. Je ne pas comprends pourquoi. J’ai d’abord pensé que l’on agissait ainsi par un souci de pureté ; je suppose que les examens qui ont été réalisés confirment cette analyse.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Tout à fait. Trois lots d’obus-flèches français n’ont pas encore été examinés, mais pour l’instant cette analyse est en effet confirmée.
Général Pierre-Marie Gallois : S’agissant de votre seconde question, c’est également une affaire de littérature médicale. Evidemment, seuls des médecins spécialisés sont qualifiés pour avoir un avis.
Tout le monde sait qu’un certain nombre de Röntgen équivalent homme (REM, selon la terminologie anglo-saxonne) a des effets qui commencent par des nausées et qui finissent par entraîner la mort. Tout le monde sait aussi qu’un micron de poussière radioactive d’uranium appauvri produit 5 400 REM/an et que son action prolongée dans l’organisme a des effets dévastateurs. Tous les médecins qualifiés dans ce domaine vous le diront ; nous avons en France un service de radiologie, un service de protection contre les armes chimiques, contre les armes NBC. Ces services devraient pouvoir vous répondre de façon tout à fait documentée.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : M. le Président, je souhaite vous apporter deux informations. D’une part, une étude qui a été menée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) sur les obus américains, à la suite de prélèvements effectués au Kosovo, confirme qu’effectivement il y avait des traces d’uranium provenant de combustibles usés des Etats-Unis ; des radioéléments, tels que l’américium 241 et le plutonium, ont été mis en évidence. Nous devons donc demander au PNUE la confirmation que des obus américains contenaient bien des radioéléments prouvant qu’il incorporaient bien des combustibles usés.
D’autre part, en ce qui concerne les risques, nous avons reçu la semaine dernière le Professeur Salamon et le Docteur Béhar qui nous ont apporté des informations sur la toxicité du plutonium. Des études épidémiologiques ont été réalisées, notamment sur les travailleurs du secteur nucléaire qui respirent, en cas d’incidents, des poussières contenant des particules d’uranium. Les risques sont connus : il existe des risques fonctionnels touchant le rein et les poumons, et des risques à long terme touchant également les os. La question qui se pose est la suivante : cela peut-il occasionner une leucémie ? Nous ne pouvons pas y répondre pour l’instant ; nous n’avons pas assez de recul. Je note, par ailleurs, que la littérature médicale évoque des risques de malformations.
Mon Général, vous semble-t-il judicieux que notre mission aille en Irak, pour se rendre compte non seulement de la situation géographique dans laquelle s’est déroulée cette guerre, mais également de l’état de la population civile ?
Général Pierre-Marie Gallois : Certainement.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Que pensez-vous de l’argument consistant à dire que l’Irak n’est pas un pays démocratique et que nous allons être manipulés par Saddam Hussein ? N’estimez-vous pas que nous pourrions rencontrer des personnes non inféodées au pouvoir et que nous serions en mesure de nous forger notre propre opinion ?
Général Pierre-Marie Gallois : Je pense que vous rencontreriez un certain nombre de médecins qui, à mon grand étonnement, sont très occidentalisés. Ils ont été envoyés à l’étranger par Saddam Hussein dans les années soixante-dix ; ceux que j’ai vus avaient été formés en Grande-Bretagne. Ils ne portent pas forcément Saddam Hussein dans leur c_ur et je pense que vous pourrez obtenir d’eux des renseignements assez proches de la vérité. Et puis vous verrez !
Nous avons eu le même problème au Vietnam avec l’agent orange qui contenait de la dioxine et a détruit l’écosystème : les hospices sont remplis d’enfants nés avec une malformation parce que nous avons voulu jouer les apprentis sorciers dans le seul but d’éliminer les feuillages afin que les Viêt-minh ne se cachent pas dans la nature.
En Irak, vous devriez procéder à des examens de radioactivité du sol et vous rendre dans les hôpitaux pour voir les enfants.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme Rivasi, je voudrais revenir sur les trois points que vous avez évoqués. Soit nous disposons du document du PNUE et il convient alors de le joindre à ceux de la mission et l’on considère qu’il s’agit d’un élément à porter aux annexes du rapport et à prendre en compte, soit nous ne l’avons pas et dans ce cas nous ne pouvons pas en parler.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il a été publié dans « le Monde » et on peut le trouver sur Internet.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous devons examiner cette question de très près, car nous ne pouvons pas nous contenter d’approximations. Soit ce document existe et nous prendrons en considération les éléments qu’il contient, soit il n’est pas accessible, auquel cas je vois mal comment on peut en faire état. Nous allons effectuer des vérifications à ce sujet, car c’est comme cela que l’on travaille au sein de la Commission de la Défense.
Deuxième point, en ce qui concerne les aspects épidémiologiques, si le Professeur Salamon travaille depuis plusieurs mois sur ces questions, c’est précisément, parce qu’il n’a pas de réponse claire au problème qui se pose !
Enfin, en ce qui concerne la nécessité de nous rendre ou pas en Irak, je voudrais rappeler aux membres de la mission, devant la presse parce qu’il n’y a pas de secret sur ce point, qu’il s’agit d’une question qui est interne à la mission d’information et à la Commission de la Défense. La Commission de la Défense n’a pas pour tradition d’aller vérifier que les décisions qu’elle a prises en son sein sont bien du goût de ceux qu’elle auditionne. Par conséquent, nous aborderons ce type de questions au sein de la mission d’information et de la Commission de la Défense, selon les modalités qui ont été définies à l’unanimité par les membres de la mission.
Mon Général, je vous remercie des appréciations que vous avez bien voulu nous donner sur ce sujet et de votre témoignage. Nous aurons certainement l’occasion de vous auditionner à nouveau sur le problème des Balkans.
Audition conjointe du Professeur Harry A. LEE,
Responsable du Medical Assessment Programme
à l’hôpital Saint-Thomas de Londres pour le compte
du ministère de la Défense britannique,
et du Professeur Romain GHERARDI,
Chef du service d’Histologie-Embryologie-Cytogénétique
et Coordinateur du Groupe interdisciplinaire
« Nerf-Muscle » à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 28 mars 2001)
Présidence de M. Claude Lanfranca, co-rapporteur,
puis de M. Bernard Cazeneuve, Président
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : En l’absence du Président Bernard Cazeneuve, je vais vous faire lecture de la présentation qu’il a préparé pour recevoir, en audition conjointe, le Professeur Harry A. Lee, responsable du Medical Assessment Programme britannique, et le Professeur Romain Gherardi, accompagné du Docteur Jérôme Authier, praticiens du Groupe multidisciplinaire de diagnostic et de traitement des maladies neuro-musculaires à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil.
Messieurs les Professeurs, la mission d’information sur les conditions d’engagement des militaires français ayant pu les exposer, à l’occasion de la guerre du Golfe puis dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques, a déjà procédé à l’audition de nombreux experts médicaux et scientifiques.
Ici même, se sont succédées des personnalités de renom qui nous ont éclairés de leur connaissance technique afin de nous permettre de mieux cerner les risques d’exposition auxquels les soldats français ayant participé à l’opération Daguet auraient pu être exposés.
Ce matin, deux praticiens médicaux de deux nationalités différentes vont confronter leurs expériences, leurs méthodes et leurs conclusions s’agissant des affections dont se disent victimes certains anciens combattants de la guerre du Golfe.
M. le Professeur Harry A. Lee, vous êtes le responsable du programme britannique d’évaluation médicale des vétérans de la guerre du Golfe - Medical Assessment Programme -, vaste étude épidémiologique lancée en octobre 1993 par le Gouvernement britannique.
Je précise qu’une délégation de la mission d’information a déjà eu l’occasion de vous rencontrer à Londres, lors de son déplacement le 7 février dernier. A cette occasion, il nous est apparu nécessaire de vous revoir afin de confronter le protocole expérimental que vous avez suivi et les résultats auxquels vous êtes parvenu avec l’avis de médecins autorisés. A ce sujet, je tiens à remercier le Ministre délégué aux Forces armées, M. John Spellar, d’avoir bien voulu vous autoriser à venir exposer vos travaux devant nous aujourd’hui.
M. le Professeur Romain Gherardi, vous êtes, avec le docteur François-Jérôme Authié qui vous accompagne, un praticien spécialiste des maladies neuro-musculaires à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil et vous assurez la coordination du Groupe multidisciplinaire de diagnostic et de traitement des maladies neuro-musculaires.
Lors de son audition, le 9 janvier 2001, Mme Marie-Claude Dubin, journaliste atteinte de pathologies qu’elle attribue à son séjour auprès des forces françaises déployées dans le Golfe au moment de l’opération Daguet, a fait référence à des résultats que votre service aurait mis en évidence, en contradiction avec les conclusions des médecins du Service de santé des Armées.
Il était donc naturel que la mission d’information vous entende. J’ajoute que la présence du Professeur Lee vous permettra de réagir sur les connaissances de vos collègues étrangers, quant aux pathologies observées parmi les anciens combattants de la guerre du Golfe.
Je tiens à préciser que nous devons tous bien conserver à l’esprit que les conditions d’engagement des militaires britanniques et français dans le Golfe étaient quelque peu différentes. Il n’est pas question ni de transposer les résultats obtenus Outre-Manche au cas français, ni d’en contester la pertinence.
L’échange que nous souhaitons voir s’instaurer entre les intervenants n’a d’autre but que de faire avancer notre réflexion de parlementaires soucieux de parvenir à une réflexion solidement étayée.
Nos attentes, comme vous le savez, portent plus particulièrement sur l’identification des causes des pathologies des anciens combattants du Golfe : neuro-toxiques, uranium appauvri, stress et poly-vaccinations ont été tour à tour incriminés. Je ne doute pas que vous pourrez nous apporter des éléments de réponse scientifiquement démontrés sur ces différents points.
De même, nous nous interrogeons sur la faisabilité d’une étude épidémiologique auprès des militaires français ayant participé à la guerre du Golfe. Votre avis de médecins, ainsi que l’expérience du Professeur Lee, nous seront également, à cet égard, très précieux.
Aussi, messieurs les Professeurs, après vous avoir remercié de consacrer à la mission un peu de votre temps que je sais compté, je vous cède la parole pour un exposé à l’issue duquel les membres de notre mission, à commencer par ses deux co-rapporteurs, vous poseront leurs questions.
M. le Professeur Harry A. Lee : Madame et messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation. Je vous entretiendrai uniquement de l’expérience britannique.
(Projection de photos et de diapositives)
Nous allons, ce matin, nous interroger sur l’existence ou non du « syndrome de la guerre du Golfe ».
A l’aide de ces différents schémas, vous pouvez voir où étaient postés les militaires britanniques lors de l’invasion du Koweït. La bataille s’est déroulée vers l’est et elle a duré quatre jours. Elle a commencé le 24 février 1991.
Je vous rappellerai à présent, par un bref historique, les dates importantes de la guerre du Golfe : 2 août 1990 : invasion du Koweït ; 6 août 1990 : imposition des sanctions à l’Irak par l’ONU ; 7 août 1990 : déploiement des forces américaines en Arabie Saoudite ; 10 août 1990 : arrivée des troupes britanniques ; 29 novembre 1990 : résolution 678 du Conseil de Sécurité des Nations Unies ; d’octobre à décembre 1990 : montée en puissance des forces alliées en Arabie Saoudite ; 15 janvier 1991 : expiration du délai de l’ultimatum adressé à Saddam Hussein pour le retrait du Koweït ; 16 janvier 1991 : début de la guerre aérienne ; du 24 au 28 février 1991 : commencement et fin de la guerre terrestre de quatre jours ; enfin, 7 avril 1991 : signature officielle du cessez-le-feu.
Le Royaume-Uni a engagé, pendant ce conflit, 53 462 hommes, se répartissant comme suit : 70 % étaient issus de l’armée de Terre, 11 % de la Marine et 19 % des forces aériennes. Les personnels déployés étaient très jeunes : 48 % avaient moins de 24 ans et tous moins de 29 ans. Le nombre de décès fut le plus bas jamais enregistré lors d’une guerre, à savoir 44 décès, dont la moitié fut causée par les propres alliés à l’occasion de tirs fratricides.
S’agissant du Medical Assessment Programme, il s’agit d’un programme pragmatique, sur le terrain, et non pas d’un questionnaire. Nous avons examiné les patients et discuté de leurs problèmes avec eux.
Notre approche est fondée sur le recul. Nous sommes à l’écoute des patients et des soldats, et nous essayons d’aider ces patients et leurs médecins.
Depuis 1993, nous avons examiné un peu plus de 3 000 patients. Après un départ relativement lent, nous avons pris de l’élan en 1997, à un moment où les responsables britanniques ont commis de graves erreurs au Parlement dans la mesure où ils ont caché la vérité sur certains éléments du conflit. Dix ans plus tard, le nombre de patients examinés augmente, après avoir légèrement baissé.
D’après ce schéma, vous pouvez constater qu’au début, il y avait plus d’anciens combattants parmi les patients que nous examinions, alors que maintenant la moitié est constituée par des soldats en service.
Quel chemin ont-ils suivi pour être intégrés à ce programme ? Tout ancien combattant, qu’il soit en service ou non, visite tout d’abord son médecin, lequel m’adresse un courrier auquel je réponds dans les cinq jours, en donnant au patient un rendez-vous qui se situe dans les cinq semaines après sa visite chez le médecin. Ensuite, deux jours après qu’un entretien, un examen complet et une enquête se soient déroulés, j’adresse une lettre au médecin traitant lui communiquant mon avis.
Si, à la suite de la première visite, un élément nouveau apparaît, j’envoie une seconde lettre dans les huit semaines. Si je considère qu’un ancien combattant nécessite un deuxième avis, je l’envoie chez un spécialiste, sa visite étant totalement prise en charge. Ensuite je procède à un suivi du cas.
En ce qui concerne le déroulement concret des examens du patient, une enquête est tout d’abord effectuée sur ses antécédents généraux : nous posons des questions sur le lieu géographique où il se trouvait pendant la guerre et à quels produits il s’est trouvé exposé.
Bien que médecin et non pas psychiatre, je pose des questions d’ordre psychiatrique. Certains patients s’adressent à moi car ils sont inquiets, mais non pas malades. J’écoute leurs préoccupations. Ensuite j’en tire la conclusion A. Si les résultats de l’examen ne sont pas normaux, j’en tire la conclusion B.
La partie la plus importante est la discussion ouverte et compatissante que nous avons avec le patient. Le meilleur traitement consiste à rassurer le patient ; cela ne présente aucun effet secondaire.
Aucun test n’est fait sur demande. Si j’estime qu’un test complémentaire est nécessaire au-delà des tests de routine, cela ne pose aucun problème.
Quels étaient les facteurs spécifiques à la guerre du Golfe par rapport aux guerres précédentes ? Une partie de la préparation à cette guerre était standard, une autre tout à fait spécifique : les soldats ont été vaccinés contre différentes maladies comme le Choléra ; ensuite ils se sont vu administrer des vaccins concernant la guerre anti-bactériologique et des traitements antibiotiques.
Aucun vaccin secret n’a été inoculé aux soldats. Certains activistes le pensent, mais ce n’est pas vrai. Parmi les antibiotiques, la doxicycline a été administrée, mais elle n’a pas été imposée aux soldats, de sorte que moins de 2 % d’entre eux en ont effectivement pris. Ils ont reçu un traitement préventif, le Bromure de Pyridostigmine, contre les agents neurologiques. Certains ont supposé qu’il s’agissait d’un nouveau médicament qui était essayé sur eux : c’est faux car ce médicament existe depuis 1935 ! Les soldats ont également reçu des anti-paludiques et certains ont été vaccinés contre l’hépatite B, notamment parmi les personnels médicaux et para-médicaux, et les cuisiniers.
A quoi ces soldats ont-ils été exposés ? On a beaucoup évoqué les organophosphates, les insecticides - aérosols, crèmes -, l’uranium appauvri - ce qui est un mythe -, les missiles Scud, qui n’étaient pas dotés d’une ogive chimique biologique. Dans le désert, on a vu les cadavres de nombreux animaux, d’où la conclusion que les panaches de fumée dans l’atmosphère contenaient des particules biologiques nocives. On a également évoqué une cuve de pétrole située dans une école de filles de Koweït City, mais elle ne contenait que de l’acide nitrique utilisé pour les fusées.
Il y a pu également avoir des problèmes d’ordre psychologique ou psychiatrique. La préparation au conflit a été entourée de beaucoup de secret, ce qui a entraîné une peur de l’inconnu, de la guerre bactériologique ou chimique. Le commandement officiel avait dit aux soldats que 50 % d’entre eux allaient mourir. Or la jeunesse actuelle a beaucoup plus de problèmes de conscience que les générations précédentes. Mon père a été combattre à la guerre parce qu’on lui en a donné l’ordre ; maintenant les jeunes se posent beaucoup plus de questions et sont beaucoup plus enclins à s’introspecter.
Un autre élément à garder à l’esprit est que ces soldats sont revenus chez eux très rapidement de la zone du conflit. Après la Deuxième guerre mondiale, les soldats ont mis trois mois pour être démobilisés et rentrer chez eux. Dans le cadre de la guerre du Golfe, quasiment le lendemain des combats, ils étaient de retour dans leurs casernes. Cela ne correspondait pas du tout à un retour en héros et ils ont pu en ressentir une certaine colère. J’ajoute que, contrairement à ce qui s’est passé en France pour les forces françaises, le debriefing a été médiocre en Grande-Bretagne.
En fait, c’est une guerre qui a quand même eu lieu, dans la réalité. Il ne s’agissait pas de jouets : le camion que vous voyez là est rempli de munitions à uranium appauvri. Ces chars portaient six obus à uranium appauvri de chaque côté. Vous constatez là qu’il pouvait y avoir des dommages lourds qui perçaient même le béton armé.
Contrairement aux forces françaises, le personnel paramédical en Grande-Bretagne n’était pas très nombreux. Nous avons dû faire appel aux réservistes. Il y a eu là un problème sur lequel je reviendrai tout à l’heure. Toujours est-il que les troupes faisaient entièrement confiance à leur service de santé, de sorte qu’elles ne se sont pas posées de questions sur la prophylaxie appliquée.
Il y avait aussi une certaine crainte en ce qui concerne la contamination que pouvaient apporter les prisonniers de guerre.
D’autre part, les hommes n’étaient pas rassurés par le port obligatoire du masque NBC. A chacune des alertes, la plupart étant heureusement fausses, ils devaient porter tout cet accoutrement. Cette tenue était difficile à porter étant donné la chaleur qui règne dans cette région.
De même, la plupart de nos soldats, âgés de 18 ou 19 ans, ont vu la mort pour la première fois. Ceci est un char détruit par une munition à l’uranium appauvri, arme qui était utilisée pour la première fois dans un conflit : le char est percé de part en part. Indiscutablement, il était perturbant pour les soldats de voir que la vie d’un homme ne valait pas grand chose. La mort était courante. Les cadavres étaient ramassés par une pelleteuse avant d’être enterrés dans une tranchée. Imaginez-vous le choc émotionnel !
Le dernier jour, les alliés se sont livrés à des destructions massives. A l’intérieur de beaucoup de ces véhicules, il y avait les cadavres de soldats brûlés vifs, et dans les voitures, beaucoup de femmes et d’enfants, ce qui a profondément bouleversé nombre de jeunes soldats. Tuer des soldats, c’est une chose ; tuer des civils, c’est souvent plus perturbant.
Ce cliché a été pris pendant la journée, lorsque Saddam Hussein a mis le feu aux puits de pétrole, mais on dirait qu’il fait nuit. Tout était sale. Les vêtements étaient sales. Toutefois l’air était moins pollué que celui de Londres. A l’époque, certaines expériences ont été faites pour tester le contenu de l’air.
A présent, je vais vous faire part de notre méthode de suivi épidémiologique des anciens combattants de la guerre du Golfe et des résultats auxquels nous sommes parvenus.
Il est important d’avoir, au préalable, une définition de la « santé fonctionnelle ». On peut être en bonne santé sans symptôme. On peut aussi être en bonne santé avec des symptômes et fonctionner normalement dans la vie : par exemple, on peut avoir une baisse de la vue, de l’ouïe, des maux de dos, et néanmoins vivre normalement. On peut enfin être en bonne santé avec un diagnostic mineur, comme un asthme ou un diabète contrôlé. Cependant, on peut tout autant être mal portant physiquement et mentalement.
J’attire votre attention sur le groupe qui comprend les anciens combattants qui souffraient d’une maladie psychiatrique mais qui n’a pas été confirmée par les psychiatres. Lorsque plus tard, je parlerai de diagnostics psychiatriques, je me référerai à des diagnostics confirmés par des psychiatres. Ces dix diagnostics représentent des cas de diagnostics psychiatriques.
Ceci est la liste des symptômes constatés, en ordre décroissant de fréquence. Dans la deuxième cohorte de 1 000 patients examinés, par rapport aux autres séries, nous avons respecté le même ordre décroissant d’incidences des symptômes. Nous avons retenu la même présentation que celle qui avait été adoptée par mon prédécesseur, M. Coker.
En rouge, vous avez les diagnostics psychiatriques, en bleu les cas de diagnostics psychiatriques non confirmés par un psychiatre, et en vert, les bien portants qui ont des symptômes.
Horizontalement, la répartition est très similaire entre les trois groupes. Cette ligne verte représente les personnes qui sont bien portantes avec symptômes, avec une répartition en ordre décroissant.
Sur cette photo, ce sont les patients qui ont eu un diagnostic psychiatrique. Vous avez une ligne qui monte plus haut mais qui redescend de la même manière.
Voici le groupe de patients sur lesquels nous n’avons posé aucun diagnostic psychiatrique officiel. La fréquence de leurs symptômes correspond à peu près à celle des patients pour lesquels un diagnostic psychiatrique officiel a été établi.
Dans la deuxième cohorte de 1 000 patients, dont les résultats d’analyse sont sur le point d’être publiés, les bien portants avec symptômes présentent une médiane juste en dessous de 3. Les mal portants, souffrant de troubles psychiatriques, et les cas de troubles psychiatriques non confirmés ont une médiane qui se situe juste en dessous de 9.
Dans la dernière cohorte de 1 000 patients, on retrouve exactement la même répartition : médiane environ de 2 pour les bien portants, et de 7 pour les mal portants.
Par conséquent, mes travaux arrivent à la même conclusion que ceux de l’Américain Kroenke, publiés en 1998, à savoir que plus il y a de symptômes, plus il est probable que la personne souffre de troubles psychiatriques.
Si on reprend les cohortes de 1997-1998 et de 1998-2000, 80 % des anciens combattants sont fonctionnellement bien portants et respectivement 10 et 18 % se portent totalement bien sans présenter de symptôme. Parmi les 20 % qui sont mal portants, 69 % ont fait l’objet d’un diagnostic psychiatrique.
Vous remarquerez que dans la série de 1993-1997, on retrouve plus de personnes bien portantes avec des troubles organiques car, à cette époque, quand les patients ressentaient le moindre trouble, ils se demandaient s’il était dû à leur présence dans le Golfe. Actuellement la courbe est décroissante. De toute façon, leurs troubles, tels que la dépression, ont été traités. Vous voyez là les statistiques concernant les mal portants : troubles psychiatriques, organiques et autres. Parmi les désordres psychiatriques confondus, le plus fréquent était le trouble dû au stress post-traumatique.
Voici un groupe de 173 patients qui n’ont pas été dans le Golfe. Ils souffraient des mêmes symptômes, dans le même ordre décroissant. Il semblerait que ceux qui n’étaient pas sur le champ de bataille se portent moins bien que ceux qui ont été sur le champ de bataille.
Ces définitions fonctionnelles sont très utiles. Plus les symptômes sont nombreux, plus on peut supposer qu’il s’agit de troubles psychiatriques.
En règle générale, nous n’avons pas découvert de problèmes particuliers liés aux inquiétudes exprimées par les anciens combattants : nous n’avons pas constaté de corrélation particulière avec leurs pathologies ni aucune incidence en termes de cancers ou de mortalité. S’agissant de l’uranium appauvri, cela ne constitue pas, du point de vue statistique, un vrai problème, mais nous pourrons en discuter plus tard.
Voici les taux de mortalité que nous avons enregistrés. Il y a moins de décès chez les anciens combattants qui sont dus à la maladie que ceux qui sont dus aux accidents de la route. En revanche, on constate un peu plus de décès dus à des causes extérieures : accidents et violences.
Si l’on se réfère au syndrome de la guerre de Sécession, à ceux des Première et Deuxième guerres mondiales, et à celui de la guerre du Vietnam, on observe que nous avons toujours retrouvé les mêmes problèmes de « syndrome » et des symptômes identiques. Le symptôme des douleurs musculaires et articulaires est toutefois plus récent car il a été constaté après la guerre du Vietnam.
Au demeurant, on retrouve les mêmes symptômes que lorsque l’on vit dans un milieu de travail insalubre, l’on se trouve à proximité d’un transmetteur aérien, ou l’on souffre du syndrome de la fatigue chronique. Ces symptômes se retrouvent exactement avec autant de fréquence que chez les anciens combattants de la guerre du Golfe.
A titre personnel, je pense qu’il n’y a pas de preuve convaincante qu’il existe un « syndrome de la guerre du Golfe ». Ce terme n’aide pas les anciens combattants ; au contraire, il les empêche d’avoir les idées claires et de recevoir les bons traitements.
Je précise que nous ne sommes pas un centre de traitement, mais un centre d’évaluation, même si nous pouvons recommander un traitement.
Au titre des enseignements qui ont été tirés de nos travaux, je citerai notamment les recommandations suivantes : pas de secret, la plus grande franchise possible, donner plus d’informations aux anciens combattants. Ni la Pyridostigmine, ni l’uranium appauvri ne constituent un problème sérieux. Au Royaume-Uni, nous avons un problème de réservistes qui souffrent plus que les autres de certains symptômes ; certains groupes sont manifestement plus vulnérables que d’autres, mais, en conclusion, le « syndrome de la guerre du Golfe » n’existe pas.
M. le Professeur Romain Gherardi : M. le Président, madame et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir convié à cette audition. Je vais maintenant vous exposer un point de vue totalement issu d’observations qui n’ont aucun lien avec le « syndrome de la guerre du Golfe ». Toutefois, il nous semble que ces observations faites chez des sujets civils sont susceptibles d’éclairer l’hypothèse vaccinale à l’origine du « syndrome de la guerre du Golfe », même s’il convient de ne pas l’appeler ainsi, bien qu’il existe néanmoins un problème médical actuellement non résolu.
(Projection de transparents)
La pathologie que je vais vous présenter, que nous avons baptisé « myofasciite à macrophages » (MFM), est une pathologie émergente, c’est-à-dire qu’elle a commencé à apparaître dans le champ de la médecine en 1993. Elle a été détectée avec une incidence rapidement croissante, dans tous les centres spécialisés dans les maladies neuro-musculaires en France, c’est-à-dire à Créteil, La Pitié-Salpétrière de Paris, à Bordeaux, Marseille, Nantes, etc.
La définition de cette nouvelle maladie est histologique : il s’agit d’un aspect microscopique observé à la biopsie d’un muscle, en l’occurrence le muscle deltoïde de l’épaule chez l’adulte ou le quadriceps dans le cas, extrêmement rare, de l’enfant.
La lésion observée ne ressemble à aucune lésion décrite dans la littérature médicale sur les maladies musculaires. Cette lésion comporte, entre les cellules musculaires qui sont dissociées les unes des autres, une infiltration de cellules à grands cytoplasmes bleutés. Cette image avec des colorations différentes vous confirme que cette infiltration a tendance à se situer à la périphérie du muscle, dans une zone appelée le facia, c’est-à-dire l’enveloppe du muscle.
C’est pourquoi cette pathologie a été appelée « myofasciite à macrophages » puisque ces cellules bleutées, ici colorées par un marqueur spécifique, sont en fait des macrophages, c’est-à-dire des cellules extrêmement importantes de l’organisme qui ont essentiellement un rôle de phagocyte, c’est-à-dire de nettoyeur des agents pathogènes dans l’organisme ainsi que des rôles dans l’initiation de l’immunité. Ces « éboueurs » de l’organisme sont présents, de façon persistante, à la périphérie du muscle biopsé.
Lorsque nous avons vu émerger cette pathologie, publiée pour la première fois dans « The Lancet » le 1er août 1998, nous pensions qu’il s’agissait d’une nouvelle maladie infectieuse car, de façon superficielle, elle ressemblait à certaines maladies infectieuses décrites dans la littérature. En fait, l’examen en microscopie électronique, c’est-à-dire avec un moyen très performant d’analyses sub-cellulaires, nous a montré que de façon constante, dans les 40 premiers cas examinés, les cellules bleutées contenaient, dans leur cytoplasme, des inclusions noires qui, à très fort grossissement, avaient un aspect fibreux, cristallin, très particulier.
Nous avons d’abord supposé qu’il s’agissait de cristaux de calcium que l’on observe assez fréquemment dans les macrophages. Mais de façon surprenante, au mois d’octobre 1998, soit trois mois après la publication du premier article, le biophysicien à qui nous avions confié les prélèvements nous a informés que ces inclusions semblent être plutôt de l’aluminium. Nous avons été très surpris car l’aluminium, même s’il est un agent très répandu dans la nature, ne sert à rien dans les organismes vivants. Au contraire, les organismes vivants ont des stratégies très sophistiqués pour se défendre contre la pénétration du métal aluminium en leur sein.
Nous avons d’abord envisagé, chez ces patients, l’hypothèse d’une intoxication par l’aluminium. Au moyen de trois méthodes convergentes, nous avons cherché à confirmer la présence d’aluminium. Quand nous avons fait le dosage d’aluminium dans la lésion, la moyenne était de 584 microgrammes/gramme, ce qui est énorme, alors que dans les muscles témoins de sujets sains, la quantité d’aluminium détectable était de 10 microgrammes/gramme.
Il existe donc, de façon constante, de l’aluminium dans cette lésion particulière que l’on appelle « myofasciite à macrophages ». En revanche, l’élément qui nous a mis sur la piste de l’origine de la maladie est que, dans le sang circulant des 20 premiers patients, les concentrations circulantes d’aluminium étaient normales, ce qui n’était pas du tout compatible avec une intoxication systémique par de l’aluminium.
C’est cette constatation qui nous a mis sur la piste d’une accumulation locale d’aluminium. C’est alors que nous avons compris que cet aluminium avait pu être injecté dans le muscle au site de la biopsie. Il vous faut savoir en effet, l’hydroxyde d’aluminium est un adjuvant de plusieurs vaccins, notamment tous les vaccins contre le tétanos, à l’exclusion du DTP et du TP, et tous les vaccins contre les virus de l’hépatite B et de l’hépatite A.
A ces trois vaccins conventionnels, il convient d’ajouter, fait très important, le vaccin contre le charbon (« anthrax » en anglais), vaccin de guerre administré pour prévenir les risques d’une attaque bactériologique par le charbon. Cette précision peut avoir son importance dans le cas qui vous préoccupe.
Une fois émise l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de vaccins aluminiques, nous avons confirmé l’application de ces vaccins par une étude épidémiologique, dans le cadre de laquelle nous avons repris les carnets vaccinaux des 50 premiers patients. Cette étude a été menée de façon indépendante par notre groupe médical et l’Institut de veille sanitaire qui vient de déposer ses conclusions.
Nous sommes tous d’accord qu’il existe, de façon constante, un antécédent par un vaccin aluminique chez ces patients qui souffrent d’une « myofasciite à macrophages ». Le vaccin le plus fréquemment impliqué était le vaccin contre l’hépatite B (84 % des patients), mais il existait souvent des combinaisons de plusieurs vaccins aluminiques et 15 % des patients n’avaient été vaccinés que contre le tétanos.
Le nombre de doses était variable, pouvant aller jusqu’à neuf. Un point extrêmement important, sur lequel je souhaite attirer votre attention, concerne le délai entre le moment de la vaccination, attesté par des chiffres figurant sur le carnet vaccinal, et celui de la biopsie musculaire. Ce délai était assez long puisque la médiane était à trois ans, et que certains patients, maintenant de plus en plus nombreux, avaient fait l’objet de délais allant jusqu’à huit ou neuf ans. Ainsi on peut retrouver cette lésion de « myofasciite à macrophages » huit ou neuf ans après l’injection intramusculaire d’un vaccin adjuvanté par l’hydroxyde d’aluminium.
La deuxième méthode pour impliquer les vaccins est la reproduction expérimentale chez l’animal. On trouve des lésions identiques chez le rat avec un vaccin contre l’hépatite B. On peut constater qu’à vingt et un jours après l’injection intramusculaire, on reproduit des lésions qui sont exactement superposées.
Par conséquent, on peut maintenant considérer comme établi que la lésion « myofasciite à macrophages » est constamment associée à la présence de cristaux d’hydroxyde d’aluminium, lesquels sont eux-mêmes constamment liés à la vaccination intramusculaire avec un vaccin adjuvanté par l’hydroxyde d’aluminium.
Je vais maintenant vous présenter les facteurs qui ont conduit les patients à une biopsie musculaire. Les symptômes étaient essentiellement un syndrome associant des myalgies et arthralgies, c’est-à-dire des douleurs musculaires et articulaires, et un syndrome dit de fatigue chronique, c’est-à-dire une fatigue très importante et inexpliquée par les causes habituelles.
Si l’on examine la prévalence des myalgies parmi les 50 premiers patients, 94 % de ceux qui avaient cette lésion dans le muscle deltoïde souffraient de douleurs musculaires diffuses, qui commençaient souvent aux membres inférieurs avec une tendance à une évolution ascendante et à une diffusion progressive. Ces douleurs musculaires, de façon quasi constante, avaient commencé après l’injection vaccinale. S’il n’y avait eu aucune relation entre ce syndrome arthromyalgique et les vaccins, il y aurait eu 50 % de myalgies apparues après et 50 % apparues avant le vaccin responsable. Cet élément est très important. En revanche, de façon très surprenante, le délai d’apparition de ces myalgies était souvent assez élevé puisque la médiane se situait aux alentours de onze mois : l’apparition des premières manifestations musculaires avait lieu onze mois après l’injection du vaccin causant la lésion de « myofasciite à macrophages », avec des délais allant jusqu’à parfois deux ans.
Deuxième élément très important du syndrome, ces patients se plaignaient très habituellement d’une fatigue chronique inexpliquée et considérée comme sévère – c’est-à-dire les amenant à arrêter le travail ou à limiter très nettement leur activité physique -, pendant plus de six mois chez 93 % d’entre eux.
Si l’on se réfère aux critères internationaux du syndrome de fatigue chronique et aux critères CDC – Centers for Disease Control – les plus fréquemment utilisés, on constate qu’environ la moitié des patients répondait strictement à ces critères.
Un autre élément intéressant est qu’en plus de ces syndromes de douleurs articulaires et musculaires, et de fatigue chronique, ces patients souffraient très fréquemment d’une maladie de l’immunité, en particulier la sclérose en plaques. Ces résultats, notamment pour la sclérose en plaques, sont actuellement sous presse dans la grande revue britannique « Brain ».
L’irruption de ce problème, dans le domaine très sensible des vaccinations, a conduit plusieurs instances à se saisir de nos résultats et à les expertiser. Je citerai pour mémoire :
- au niveau national, l’Institut de veille sanitaire avec un relais à l’AFSSAPS, l’agence française du médicament ;
- au niveau international, l’OMS à Genève ;
- l’instance américaine, les Centers for Disease Control (CDC).
Ces trois types d’expertises – au niveau français, américain et international -, ont toutes convenu du caractère certain de l’association de la lésion avec le vaccin aluminique.
Les conclusions que j’énonce ici sont celles qui sont actuellement acceptées par les experts internationaux :
- la « myofasciite à macrophages » est induite par les vaccins aluminiques ;
- elle reflète la persistance, parfois pendant de nombreuses années, de l’aluminium dans le site d’injection ;
- la lésion est immunologiquement active : il ne s’agit pas d’une simple cicatrice métallique, mais il existe une réaction immunopathologique avec des lymphocytes T, une présentation antigénique, ce que l’on appelle en jargon médical un « organe lymphoïde tertiaire » ;
- elle est détectée chez des patients souffrant de douleurs musculaires diffuses et de fatigue chronique ;
- ce tableau clinique général émerge postérieurement à la vaccination qui a causé la lésion musculaire ;
S’agissant de l’hydroxyde d’aluminium, il vous faut savoir qu’il s’agit d’un adjuvant très ancien des vaccins puisqu’il a été introduit dans la phamacopée en 1926. Le caractère ancien de cet adjuvant lui a permis de passer au travers de toutes les évaluations pharmacologiques. Il est probable qu’actuellement, il ne passerait pas le premier tour d’évaluation préclinique des vaccins ; mais du fait qu’il était utilisé depuis très longtemps, il était considéré comme relativement dénué d’effets secondaires.
Même si cela n’a jamais été clairement expertisé, les données notamment de pharmacocinétique et de pharmacologie générale sont entachées de zones d’ombre très préoccupantes, en particulier en matière de persistance du composé vaccinal au site de l’injection. Actuellement, de façon incroyable, personne n’est capable de préciser la durée normale de persistance de l’aluminium dans le tissu dans lequel il a été injecté.
On sait que cet adjuvant induit une destruction tissulaire locale. Plus la destruction est forte, plus l’effet adjuvant du vaccin, c’est-à-dire favorisant la réponse immunologique au vaccin, est puissant.
Le vaccin induit une des voies de l’immunité qui favorise la production des anticorps, notamment des anticorps dirigés vers le peptide vaccinal qui est associé : les vaccins, par exemple, contre l’antigène de l’hépatite B. On sait aussi qu’il forme un dépôt local mangé par les « éboueurs » de l’organisme que sont les macrophages. C’est ce qui a été observé dans le muscle. Ce dépôt local est considéré comme devant être solubilisé en quelques semaines après l’injection. Or, au moins chez certains patients, il est évident que cet adjuvant persiste pendant huit, neuf voire dix ans.
La seule étude connue de pharmacocinétique de l’hydroxyde d’aluminium a été effectuée par Flarendt dans Vaccine 1997 : il a injecté de l’hydroxyde d’aluminium radiomarqué à des lapins par voie intramusculaire. Il a montré que seuls 17 % de l’aluminium radiomarqué étaient évacués par voie urinaire, au 28ème jour après l’injection. Si on extrapole la durée que mettrait cet aluminium à s’évacuer, on s’aperçoit que probablement l’évacuation devrait se faire en plus d’un an. Néanmoins, Aventis-Pasteur, un des producteurs du vaccin de l’hépatite B, a réalisé une expertise non publiée qui montrerait que normalement, chez le lapin, les lésions vaccinales disparaissent dans les quatre-vingt dix jours après l’injection. Les travaux, que nous menons avec le Docteur Authier à Créteil, laissent penser que chez le rat, cette durée est significativement plus longue. Chez l’homme, personne n’est à même de préciser la durée normale de persistance de cet adjuvant.
Quelles sont les hypothèses de travail sur cette maladie ? Tout d’abord, l’OMS a énoncé comme très probable que la « myofasciite à macrophages » survient sur un terrain particulier, individuel, peut-être génétiquement déterminé, qui présenterait la particularité de ne pas pouvoir se débarrasser rapidement de l’aluminium injecté. Cette persistance de l’aluminium pourrait, en fait, être à l’origine de tous les ennuis rencontrés chez les patients chez lesquels on le trouve.
Pour notre part, nous pensons – sans que cela soit incompatible avec les hypothèses de l’OMS, bien au contraire -, que la persistance chronique d’un composé, dont le rôle est de stimuler l’immunité, va s’associer à une immunostimulation chronique à bas bruit laquelle pourrait fort probablement être à l’origine de cette fatigue chronique et des douleurs arthromusculaires. Ces éléments ont déjà été énoncés depuis dix ans comme étant le substratum possible de ces syndromes – myalgies, fatigue chronique - observés, par exemple, à la suite d’infections virales.
A ce stade des hypothèses, restent à résoudre des questions de santé publique de deux natures. On peut concevoir le caractère dangereux de ce problème s’il n’est pas géré de façon attentive.
Le principal enjeu consiste à établir, de façon certaine, que la lésion observée dans le muscle injecté est authentiquement associée à un syndrome systémique arthromyalgique. Pour ce faire, il est obligatoire d’en passer par une étude épidémiologique, selon une procédure qualifiée « cas-témoins ». Cette étude a été mise au point par une collaboration entre l’INVS et l’AFSSAPS, grâce à une méthodologie validée par l’INSERM. Le protocole de l’étude est défini et elle devrait démarrer dans les prochaines semaines.
Se posent également des questions de biologie concernant la persistance musculaire de l’hydroxyde d’aluminium. Alors que l’introduction de ce produit dans la pharmacopée date de 1926, personne n’est en mesure de dire actuellement quelle est la durée pendant laquelle l’aluminium persiste au site injecté et quelle est la cause de cette persistance.
Diverses hypothèses ont été émises dans la littérature. Par exemple, l’aluminium serait capable d’immortaliser ces cellules présentant des antigènes au système immunitaire que sont les macrophages. Cette immortalisation serait à l’origine d’une activation permanente du système immunitaire, ce qui permettrait l’émergence de maladies dites auto-immunes, c’est-à-dire dirigées contre l’organisme.
Par ailleurs, l’identification du substratum anatomique des myalgies demeure toujours un véritable problème. Dans neuf myalgies sur dix, on ne comprend pas pourquoi les patients souffrent de douleurs musculaires, alors que l’on ne peut nier qu’ils souffrent effectivement. Cette connaissance ne pourra être établie que par des études expérimentales et pathologiques qui seront à la fois longues, difficiles et coûteuses.
J’ai rappelé tous ces éléments, car la piste vaccinale – comme l’a dit le Professeur Lee tout à l’heure -, est une des voies d’explication possibles du « syndrome de la guerre du Golfe ». La structure des symptômes des soldats, même si elle n’est pas spécifique de la guerre du Golfe et se constate dans d’autres conflits ou chez des militaires n’ayant pas été déployés sur le terrain, est néanmoins fondée sur un tripode associant une fatigue chronique, des douleurs musculaires et articulaires, et des troubles de l’humeur et de la cognition, c’est-à-dire des troubles du système nerveux central.
Dans le cas du « syndrome de la guerre du Golfe », ces symptômes de fatigue, d’arthromyalgies et de troubles cognitifs sont habituellement apparus de façon retardée par rapport au conflit. La même constatation peut être faite dans le cas de la « myofasciite à macrophages » où, entre le moment de la vaccination et les premiers signes de maladie, s’écoulait un délai d’environ un an.
Je ne m’attarderai pas sur les critères des CDC, mais les critères officiels actuels de reconnaissance du « syndrome de la guerre du Golfe » sont les mêmes : fatigue, troubles cognitifs, manifestations musculo-articulaires, avec une évolution chronique supérieure à six mois. Nous pourrions très facilement reconnaître comme souffrant du « syndrome de la guerre du Golfe », les patients porteurs d’une « myofasciite à macrophages ». Ils rentreraient stricto sensu dans les critères officiels des CDC américains sur ce syndrome.
S’agissant de toutes les causes énoncées comme potentiellement, à l’origine du « syndrome de la guerre du Golfe », je souligne que je n’ai aucune compétence pour vous parler de l’uranium appauvri, des pesticides ou de la Pyridostigmine. Pour cette dernière, on sait qu’elle est d’un usage courant en neurologie, dans le domaine des maladies neuro-musculaires, depuis la fin des années cinquante et que jamais personne n’a émis l’hypothèse qu’elle pouvait induire un syndrome ressemblant à celui de la guerre du Golfe. L’implication de la Pyridostigmine comme seule cause nous paraît peu vraisemblable, à titre intuitif.
En revanche, les Britanniques ont beaucoup travaillé sur l’épidémiologie et l’implication possible des vaccins. En particulier, le groupe de Hotopf et Wessely a montré, d’une part, une association faible entre le « syndrome de la guerre du Golfe » et le vaccin antitétanique, vaccin aluminique, et, d’autre part, une association forte entre le « syndrome de la guerre du Golfe » et des vaccinations multiples.
Ces vaccinations multiples – comme l’a indiqué le Professeur Lee tout à l’heure – incluaient des vaccins de guerre dont, au tout premier rang desquels, le vaccin contre le charbon (« anthrax »). Le vaccin contre le charbon est un vaccin fortement adjuvanté en hydroxyde d’aluminium qui, en principe, fait l’objet de six injections. Par comparaison, le vaccin anti-hépatite B comporte trois injections.
Les six injections du vaccin contre le charbon doivent être réalisées sur un délai de dix-huit mois. Il se trouve que, très probablement, au moins une partie des militaires engagés ont bénéficié d’un calendrier vaccinal beaucoup plus resserré sur le terrain, dès lors que les troupes sous commandement américain ont décidé de passer à l’offensive, c’est-à-dire de l’étape « Bouclier du désert » à l’étape « Tempête du désert ». Or, fréquemment, le vaccin contre le charbon faisait partie de ces vaccinations multiples.
L’hypothèse que nous formulons est qu’il pourrait y avoir une similitude et un recoupement entre trois syndromes : le « syndrome de la guerre du Golfe » – à défaut de pouvoir le nommer autrement -, la « myofasciite à macrophages » dont on sait qu’elle est induite par les vaccins aluminiques et le syndrome de fatigue chronique, susceptible d’apparaître à la suite d’épisodes infectieux.
Ce schéma montre la similitude des deux premiers syndromes. La première barre en gris représente la « myofasciite à macrophages » ; la deuxième le « syndrome de la guerre du Golfe », lorsque l’on prend la série publiée par Coker en 1999, sur les 1 000 premiers vétérans britanniques. Comme vous pouvez le constater, il existe une structure des symptômes extrêmement semblable entre le « syndrome de la guerre du Golfe » et celui de la « myofasciite à macrophages ».
Je dois néanmoins souligner que nous avons ici omis les troubles cognitifs car ils n’ont pas été strictement analysés dans notre série ; par conséquent, nous n’avons pu les introduire. Toutefois, avec le recul, on constate que ces troubles cognitifs sont relativement fréquents parmi les « myofasciites à macrophages ».
Le degré de recouvrement de ces trois syndromes est actuellement une inconnue. Je vous donne une position intermédiaire, mais il n’est pas impossible que le « syndrome de la guerre du Golfe » soit en fait un syndrome post-vaccinal, puisqu’il répond stricto sensu aux définitions cliniques des patients civils rencontrant une complication des vaccins aluminiques.
Dans l’hypothèse d’une similarité entre la « myofasciite à macrophages » des civils et le « syndrome de la guerre du Golfe », si l’agent responsable principal était le vaccin contre le charbon, cela expliquerait le très faible pourcentage de militaires français victimes d’un « syndrome de la guerre du Golfe », par comparaison avec les troupes britanniques ou américaines. En effet, 150 000 militaires anglo-saxons ont été vaccinés contre le charbon et, à ma connaissance, quasiment aucun Français. En revanche, les soldats français se sont vus administrer des vaccins contre l’hépatite B et antitétaniques, c’est-à-dire des vaccins susceptibles d’induire un syndrome tout à fait semblable.
L’idée que je défends devant vous est qu’il est indispensable de tester cette hypothèse. Pour ce faire, il suffit de nous adresser, à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, les patients auto-déclarés comme ayant un « syndrome de la guerre du Golfe ». Nous chercherons alors la signature de la vaccination aluminique au niveau de leur muscle.
Je ne sais pas si ma démonstration a réussi à vous convaincre du bien-fondé de nos hypothèses. Pour pouvoir les confirmer, il nous suffit d’examiner les patients et de rechercher une lésion persistante au niveau de leur muscle deltoïde. Je vous remercie.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie messieurs les Professeurs pour ces exposés introductifs.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. le Professeur Gherardi, je vous remercie de cet exposé intéressant. Selon vous, le syndrome de la guerre du Golfe s’apparenterait davantage à un problème post-vaccinal qu’il ne résulterait de la guerre du Golfe elle-même. En fait, si on fait état, dans le nom du syndrome, de la « guerre du Golfe », c’est parce que les soldats ont été vaccinés lors de ce conflit ; mais cela pourrait avoir eu lieu n’importe où ailleurs. J’aurai trois questions à vous poser.
Les analyses portant sur les soldats ayant servi dans le Golfe ont-elles révélé des différences par rapport aux patients civils vaccinés que vous avez étudiés ?
S’agissant de la signature vaccinale, trouve-t-on toujours cet hydroxyde d’aluminium, même chez une personne qui ne comporte pas de troubles ?
Enfin, pour quelles raisons le Gouvernement français n’a-t-il pas fait modifier l’adjuvant des vaccins s’il présente autant de dangers ?
M. le Professeur Romain Gherardi : Je suis dans l’incapacité de vous fournir les données sur la prévalence des vaccinations chez les vétérans français de la guerre du Golfe. Je peux seulement vous préciser que, selon le Docteur Bender, en charge de l’interface médicale du ministère de la Défense, les soldats français avaient très régulièrement reçu deux vaccins aluminiques qui sont le vaccin antitétanique et le vaccin anti-hépatite B. Il est certain que nos militaires français ont reçu, parmi tous les vaccins aluminiques, au moins ces deux-là.
A la question de savoir s’il était banal d’observer un tel syndrome, la réponse est non. En effet, si l’on considère tous les patients consécutifs chez lesquels on retrouve la lésion, on constate qu’ils souffrent tous de la même maladie. Si cela était totalement aléatoire, nous aurions des patients qui souffrent de maladies musculaires non douloureuses ou de maladies héréditaires du muscle, fait observé mais de façon exceptionnelle. Il ne nous semble pas que l’association est liée au hasard.
De ce point de vue, nous avons fait une étude que je peux très rapidement vous résumer. Nous avons examiné la fréquence des myalgies chez nos patients. Sur les 1 400 patients ayant subi une biopsie du deltoïde dans les centres hospitaliers français, de 1997 à 1998, avant que l’effet de notoriété fausse le recrutement, une cinquantaine d’entre eux présentait une lésion « myofasciite à macrophages » ; 90 % d’entre eux souffraient de ce syndrome arthromyalgies et fatigue ; parmi les autres, on n’observait des douleurs musculaires ou une fatigue que chez 45 %. Il y avait donc une réelle concentration du syndrome arthromyalgies fatigue chez ceux qui présentaient la lésion.
S’agissant de l’hydroxyde d’aluminium, il est difficile de retirer cet adjuvant car on n’en connaît peu d’autres. C’est un adjuvant extrêmement efficace, peut-être même trop, car non seulement il favorise l’immunité contre le vaccin, mais il n’est pas exclu qu’il puisse finir par enclencher une maladie auto-immune.
Il est clair que si l’étude épidémiologique engagée par l’AFSSAPS montre l’existence d’une relation entre le syndrome clinique et les lésions induites par l’hydroxyde d’aluminium, les jours de cet adjuvant seront probablement comptés.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vos recherches expliquent pourquoi, lorsque les militaires ont été vaccinés contre l’hépatite B, on a alors observé des scléroses en plaques.
M. le Professeur Romain Gherardi : Effectivement, si c’est bien le cas.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela confirme le fait que les scléroses en plaques ne sont pas simplement des épiphénomènes n’ayant aucun lien avec la vaccination, notamment le vaccin contre l’hépatite B.
M. le Professeur Romain Gherardi : Entre les suspicions fortes, ce qui est le cas, et la démonstration définitive, il y a toujours un pas. Seules les études épidémiologiques, menées de façon rigoureuse, peuvent permettre d’établir, de façon absolument certaine, cette association.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Professeur Lee, vous avez effectué, au Royaume-Uni, une étude portant sur 3 082 soldats. Quand vous avez réalisé vos examens, avez-vous mesuré l’uranium dans les urines des soldats, comme l’a fait le Docteur Durakovic ?
M. le Professeur Harry A. Lee : Nous avons effectivement mesuré le niveau d’uranium lorsque les anciens combattants présentaient des signes cliniques. Il a été testé chez plus de 4 000 soldats : 287 soldats américains, 100 soldats canadiens, 2 600 Belges, 60 Français et 2 Britanniques. Le niveau d’uranium testé se situait toujours dans les limites de la normalité.
Je souligne que 17 soldats américains avaient conservé dans leur corps, à la suite de tirs fratricides, des éclats d’obus contenant de l’uranium appauvri. Même si on a pu détecter entre deux à trois cents fois plus d’uranium au-dessus des limites de la normale, tous ces soldats se portent parfaitement bien et ont eu 15 enfants en bonne santé.
Je précise également qu’une étude portant sur une cinquantaine de mineurs dans les mines d’uranium sur une durée de 45 ans, n’avait détecté aucune augmentation des cancers du poumon, osseux ou de maladies rénales.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez indiqué que 60 soldats français ont fait l’objet d’analyses d’urine afin de déceler une éventuelle présence d’uranium appauvri. Qui a réalisé ces tests et quand ?
M. le Professeur Harry A. Lee : Ce sont les services du ministère de la Défense, il y a peu de temps.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : S’agissant de l’étude sur les mineurs que vous avez citée, je vous indique qu’une étude épidémiologique, effectuée en France par la COGEMA, sur les mines d’uranium, montre une augmentation des cancers au niveau des mineurs. Le problème qui se pose est de savoir si cela est dû au radon ou aux poussières d’uranium, mais il est faux de dire que rien n’est visible au niveau des études épidémiologiques.
M. le Professeur Harry A. Lee : En 1989, un rapport, publié par l’Agence américaine pour les substances toxiques et l’enregistrement des maladies, pour le compte de l’Institut de médecine, a précisé qu’il n’y a aucune preuve donnant lieu à penser qu’il y a une augmentation de la prévalence des cancers dus à l’uranium. Quant au radon, je suis d’accord avec vous, c’est une autre affaire.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui finance les études faites au Royaume-Uni ? Nous avons ouï dire que toutes avaient été financées par les Américains.
M. le Professeur Harry A. Lee : Trente anciens combattants britanniques ont été soumis, au Canada, à des tests concernant le niveau d’uranium, sur la base de techniques non standards. Les méthodes de collecte utilisées n’ont pas été connues et n’ont fait l’objet d’aucune publication. Ce sont les associations d’anciens combattants qui ont financé ces tests.
Le Gouvernement britannique a proposé de réaliser les mêmes expériences et analyses en trois exemplaires, mais les 30 anciens combattants britanniques concernés ont refusé de coopérer. Sinon c’est le Gouvernement britannique qui paie pour les examens des anciens combattants.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ma question portait plus généralement sur les études épidémiologiques faites au Royaume-Uni. Est-il vrai que ce sont les Américains qui ont financé les études épidémiologiques que vous avez effectuées sur les vétérans de la guerre du Golfe ?
M. le Professeur Harry A. Lee : Seules les études du Professeur Wessely ont été financées par le Département de la Défense américain (DoD). Le groupe de Manchester et le Docteur Doyle à Londres sont payés par le Gouvernement britannique.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Globalement, combien d’études ont été faites en Grande-Bretagne ? Quelle est la part financée par les Américains et celle financée par les Britanniques ?
M. le Professeur Harry A. Lee : Les trois mille examens, au Royaume-Uni, ont été entièrement financés par le Gouvernement britannique, y compris les examens effectués à Manchester et l’examen du Professeur Doyle. Toutefois les premières études, menées par le Professeur Wessely, ont effectivement été financées par le Département de la Défense américain. Les travaux qu’il mène maintenant sont financés par le Gouvernement britannique.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous eu accès aux résultats des analyses d’urine des 60 soldats français pour lesquels une recherche d’uranium appauvri a été effectuée ?
M. le Professeur Harry A. Lee : Les résultats de ces examens, qui nous ont été présentés à Londres par un groupe de représentants du ministère de la Défense français, sont les suivants : parmi les 60 personnes testées, 20 se portent bien, 20 présentent des maux, 6 d’entre elles souffrant d’hémopathies – de type leucémie ou maladie de Hodgkin -, le reste souffrant de maladies diverses et variées. Des méthodes internationales ont été utilisées pour tester ces anciens combattants. Sur ces 60 soldats, certains ont été engagés au Kosovo, d’autres dans le Golfe. Tous les tests ont néanmoins abouti à des résultats normaux.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Qui a procédé aux examens sur ces 60 soldats ?
M. le Professeur Harry A. Lee : C’est un médecin militaire français qui a fait la présentation des résultats à Londres, mais je ne sais pas où les tests ont été effectués.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous interrogerons le ministère de la Défense sur ce point.
M. Jean-Louis Bernard : Je suis frappé par la qualité des travaux qui nous ont été présentés ce matin. Cela nous change de certaines auditions qui tenaient parfois plus de l’anecdote que de véritables travaux scientifiques. Au nom de notre mission, nous pouvons remercier ces deux équipes, française et anglaise, qui ont accompli et continuent d’accomplir un excellent travail.
Il peut sembler y avoir une certaine contradiction entre la conclusion du Professeur Lee, qui dit très clairement que le « syndrome du Golfe » n’existe pas, et celle du Professeur Gherardi qui, au contraire, trace une piste particulièrement intéressante, piste qui peut tout aussi bien laisser supposer qu’il n’y a pas de « syndrome du Golfe », mais plutôt un syndrome post-vaccinal.
Cette dernière interprétation me parait tout à fait intéressante. En effet, au début, la Pyridostigmine, les incendies de puits de pétrole et l’uranium appauvri étaient au centre des débats. Maintenant, les coupes histologiques présentées donnent matière à réflexion, sans toutefois accuser tous les vaccins. Je rappellerai à cet égard à Mme Rivasi que, du temps de Charcot, la sclérose en plaque était déjà connue alors que le vaccin contre l’hépatite B n’existait pas.
Reste un élément difficile à concevoir, même si, Professeur, vous l’avez expliqué avec l’amorçage de la pompe immunitaire ou anti-immunitaire : vous observez, d’un côté, un stigmate très fort, local, au point d’injection du vaccin, soit au niveau du quadriceps ou du deltoïde ; or parallèlement, vous ne constatez pas de taux sanguins importants.
Tout se passe comme si existait la possibilité d’une maladie locale, sans qu’il y ait dissémination par voie systémique. Autant on peut constater une maladie deltoïdienne avec une deltoïdite très douloureuse, autant il est difficile de constater des myalgies diffuses. Vous avez développé une argumentation que je n’ai pas toujours saisie, mais je reconnais que l’exercice est difficile.
A contrario, la biopsie me paraît être un élément tout à fait intéressant, car elle permettrait, en authentifiant histologiquement la maladie, de pouvoir donner lieu à une éventuelle indemnisation de soldats qui ont présenté tel ou tel trouble.
Professeur Gherardi, vous avez indiqué que l’hydroxyde d’aluminium, même s’il pouvait rester très longtemps dans les tissus, finissait néanmoins par s’éliminer. Il semblerait – et cela peut confirmer les travaux du Professeur Lee – que les douleurs musculaires sont assez importantes dans les années qui suivent la vaccination, puis auraient tendance à disparaître au fur et à mesure que l’hydroxyde d’aluminium s’évacue de l’organisme. Même s’il y avait un syndrome post-vaccinal, on pourrait supposer qu’il n’est que provisoire et finirait par s’atténuer à la longue. Quel est votre sentiment sur cette hypothèse ?
M. le Professeur Romain Gherardi : Je partage tout à fait votre point de vue. Je voudrais souligner le danger sémantique des expressions employées dans le sens où s’il n’existe pas de « syndrome de la guerre de Golfe » en tant que tel, même si cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de malades chez les anciens combattants de la guerre du Golfe. En fait, il ne s’agit pas d’un syndrome spécifique, car il a été observé dans plusieurs catégories de populations :
- des militaires vaccinés, qui ont participé à la guerre du Golfe sans être déployés sur le terrain des combats ;
- des militaires déployés sur d’autres sites de conflit, notamment au Kosovo ;
- des civils dont les vaccinations, sans être des vaccinations de guerre, étaient aluminiques.
Comment expliquer qu’une maladie focale puisse s’accompagner de manifestations générales ? La difficulté est que nous sommes obligés de passer par le relais d’un des trois systèmes de connexion générale de l’organisme : le système endocrinien, le système immunitaire – qui sont tous deux des systèmes diffus -, et le système nerveux – qui, lui, a des ramifications diffuses.
Actuellement, savoir par quel truchement cela s’opère n’est pas défini. Pour ma part, j’aurais tendance à privilégier la piste immunitaire puisqu’il s’agit d’un adjuvant immunostimulant. Nous avons l’évidence d’une lésion immunologiquement active et des résultats préliminaires en laboratoire qui montrent de nombreux stigmates d’activation immunitaire chronique chez ces patients.
Vient d’être publié, dans la littérature, le premier modèle animal de syndrome de fatigue chronique et d’arthromyalgies. Ce syndrome a été induit par l’injection locale, à deux reprises – à l’image de deux vaccinations si vous voulez -, de solutés acides. L’injection chez le rat d’un soluté acide à quinze jours d’intervalle, dans un muscle de la patte, induit une maladie générale de type hyperalgésie, c’est-à-dire que tous les tests fonctionnels de douleurs sont, durablement, pendant des mois, perturbés. Cela montre bien qu’une action localisée dans un muscle peut induire, par un truchement non clairement défini, un syndrome systémique.
Je souligne que le substratum biologique des douleurs musculaires chroniques n’est actuellement pas établi. Sur dix patients qui viennent nous consulter pour ce problème, on n’établit la cause et le substratum que chez 10 % d’entre eux. Neuf patients restent avec un syndrome de myalgies et de fatigue d’origine indéterminée.
M. le Professeur Harry A. Lee : Je voudrais faire trois remarques.
Tout d’abord, dans l’étude faite par le Professeur Wessely, les anciens combattants avaient signalé certains symptômes. Actuellement, la même étude est en cours et 50 % des mêmes anciens combattants ont vu leurs symptômes s’améliorer considérablement. Cette constatation est donc quelque peu étrange, si l’on suppose que l’aluminium est toujours présent dans le corps de ces patients.
Par ailleurs, au Royaume-Uni, ceux qui reçoivent le plus de vaccins au cours d’une période déterminée sont les soldats. En principe, les symptômes auraient dû apparaître avant la guerre du Golfe, puisque les soldats britanniques avaient fait l’objet de certains vaccins aluminiques. Or cela n’a pas été le cas. Ces symptômes n’ont pas été signalés avant la guerre du Golfe, bien que ces soldats aient été vaccinés bien antérieurement au conflit.
Enfin, les personnes qui souffrent d’insuffisances rénales suivent un traitement par dialyse et l’eau de la dialyse contient de l’aluminium. En principe, si toxicité de l’aluminium il y avait, elle aurait dû être signalée. Sur les 130 personnes examinées par le Professeur Wessely, on peut supposer que les réactions observées sont également dues à des spécificités propres à chaque patient.
M. le Professeur Romain Gherardi : Je voudrais faire un bref commentaire sur ces trois remarques.
S’agissant de la diminution de la prévalence des symptômes, nous avons aussi l’impression, car nos premiers patients datent de 1993, que les plus anciens d’entre eux commencent à se porter un peu mieux. Cela est compatible avec la disparition de l’aluminium observée dans le modèle animal, chez le rat. En un an, la lésion aluminique a parfois fondu de façon considérable. Si les vaccins aluminiques sont réellement responsables, il est envisageable que le problème disparaisse progressivement.
En ce qui concerne le syndrome des hémodialysés, il est vrai qu’ont été rapportées, il y a de très nombreuses années, des intoxications systémiques par l’aluminium chez des insuffisants rénaux. Toutefois nous ne sommes pas du tout dans la même situation. Nous, nous parlons d’hydroxyde d’aluminium et non pas d’aluminium soluble. Par ailleurs, cet hydroxyde d’aluminium est à l’intérieur de cellules immunocompétentes dont le rôle est de stimuler l’immunité. Par conséquent, dans l’intoxication aluminique des insuffisants rénaux, il n’y a pas d’aluminium à l’intérieur des macrophages. Ce sont des dépôts inertes dans les tissus. Dans le cas des insuffisants rénaux, on constate une toxicité d’accumulation métallique ; dans le cas de la « myofasciite à macrophages », il s’agirait plutôt d’une maladie immunitaire liée à un adjuvant immuno-stimulant.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Professeur Lee, en ce qui concerne les autres facteurs susceptibles d’intervenir sur les différents symptômes des anciens combattants de la guerre du Golfe, avez-vous eu confirmation, s’agissant des alertes chimiques, de détections positives de gaz neuro-toxiques pendant la guerre du Golfe ? Par ailleurs, quels types de gaz sont susceptibles d’avoir été inhalés par les soldats britanniques ?
M. le Professeur Harry A. Lee : Le Gouvernement britannique a lancé une étude sur les explosions de sites chimiques – notamment Khamisiyah – qui avaient eu lieu les 19 janvier et 14 mars 1991. Aucune étude britannique n’a pu confirmer l’exposition véritable des anciens combattants aux agents neuro-toxiques. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas sur place la présence d’organo-phosphates ou d’insecticides ; toutefois on n’a pas pu prouver une intoxication aiguë à ces agents neuro-toxiques.
M. André Vauchez : Professeur Gherardi, la présence d’hydroxyde d’aluminium dans les vaccins a-t-elle, selon vous, engendré une mortalité vérifiée actuellement ? Pensez-vous qu’un jour cela pourrait engendrer une mortalité si on continue à l’utiliser ?
M. le Professeur Romain Gherardi : Je ne le pense pas.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie pour la clarté de vos propos et toutes les précisions que vous nous avez apportées.
Audition publique de M. Pierre Joxe,
ancien Ministre de la Défense
(29 janvier 1991 – 4 mars 1993)
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 2 mai 2001)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons souhaité, Monsieur le Ministre, vous recevoir au terme de nos travaux sur le Golfe, puisque nous avons prévu de rendre notre premier rapport dans les prochains jours, afin de faire appel à votre réflexion d’acteur des événements ayant marqué l’engagement de nos forces au sein d’une coalition qui était de facto conduite par les Américains.
En charge de la Défense à partir du 29 janvier 1991, à la suite de la démission du gouvernement de M. Jean-Pierre Chevènement, vous avez eu la lourde responsabilité de gérer les derniers préparatifs du positionnement opérationnel de la Division Daguet puis notre participation à l’offensive terrestre lancée le 24 février, soit à peine un mois après votre prise de fonction.
Vous comprendrez, Monsieur le Ministre, qu’il importe à la mission d’information de connaître votre appréciation sur certaines questions pour nous essentielles :
en premier lieu, les relations du Gouvernement français avec ses Alliés et notamment les Américains et les Britanniques dans le cadre de la préparation et du lancement de l’opération ;
de même, la question des modes de fonctionnement et de l’organisation des Etats-majors (sans omettre l’Etat-major particulier du Président de la République) revêt pour nous une réelle importance ;
nous souhaitons aussi, Monsieur le Ministre, si vous y avez convenance, évoquer avec vous le degré de préparation de nos forces sur place, à la date de votre prise de fonction et le rôle du Service de santé des Armées, deux questions qui méritent pour la mission toute précision ou tout rappel que vous pourriez porter à notre connaissance.
C’est pourquoi, Monsieur le Ministre, je voudrais au nom de l’ensemble des membres de la mission vous remercier d’avoir bien voulu répondre aussi rapidement à notre demande d’audition.
Je vous propose, si vous êtes d’accord, que vous puissiez en introduction à cette audition nous faire part de vos remarques et de vos souvenirs, éventuellement de vos questionnements concernant cette période qui nous intéresse directement. Au terme de votre exposé, nous vous poserons des questions qui sont de nature à préciser des points qui, à la veille du rendu du rapport, nous apparaissent comme devant être encore précisés.
M. Pierre Joxe : Je vous remercie, Monsieur le Président.
C’est moi qui pourrais vous remercier de m’inviter car cela m’a donné l’occasion de lire, ce que je n’aurais peut-être pas fait sans votre invitation, le rapport du groupe de travail présidé par le Professeur Roger Salamon et qui m’a d’autant plus intéressé que ces questions m’ont toujours paru importantes pour des raisons d’abord personnelles puisque j’ai connu le Service de santé des Armées pendant la Guerre d’Algérie, dans des circonstances où le contingent était très dispersé. J’ai effectivement passé une partie de mon temps militaire, dans le Sud Saharien. Je peux vous dire que le Service de santé était, par la force des choses, assez lointain des troupes, pas toujours, mais souvent. Ne parlons pas des éléments isolés sur des pitons où parfois le service de santé était inaccessible.
J’ai aussi été amené à fréquenter et connaître le Service de santé des Armées comme ministre de l’Intérieur. Il existe en effet des relations en matière de défense civile entre le ministère de l’Intérieur et particulièrement sa Direction de la Sécurité civile, et ce service pour un certain nombre de plans nationaux d’opération ou éventuellement d’assistance internationale. Une coopération civilo-militaire est également prévue sur un certain nombre de sujets.
Naturellement, c’est surtout comme ministre de la Défense que j’ai retrouvé le Service de santé des Armées si je puis dire dans l’urgence puisque, comme vous l’avez rappelé, j’ai été nommé ministre de la Défense après la démission de Jean-Pierre Chevènement, alors que les opérations avaient été déjà décidées, planifiées, programmées depuis plusieurs mois avec notamment la mise en place d’effectifs et la création d’une base aérienne propre à la France.
Pour vous donner tout de suite la nature des choses, les éléments du service de santé mis en place en Arabie Saoudite étaient considérables puisque il y avait un millier de personnels du service de santé alors qu’à aucun moment il n’y a eu plus de 13 000 personnels français sur la zone.
En particulier sur l’aéroport de Riyadh, un hôpital militaire français avait été déployé et tout un dispositif était arrêté.
J’ai suivi les travaux de votre mission depuis sa création. Vous avez entendu la plupart des chefs militaires qui ont directement participé à la Guerre du Golfe, en particulier, le chef d’état-major des armées, différents officiers généraux, le Médecin général inspecteur Bladé, directeur du Service de santé de l’époque.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense, doit à nouveau être entendu par vous. Je sais qu’il a veillé à ce que vous puissiez obtenir les documents. En tant qu’ancien parlementaire, je relève d’ailleurs que l’Exécutif collabore aujourd’hui à votre travail d’information et de contrôle, un peu plus que ce que j’ai connu lorsque j’étais jeune député en 1973. Je mesure dans ce domaine, comme dans d’autres d’ailleurs, une évolution qui me paraît positive. Les Français, l’opinion, vous-mêmes en sauront plus sur ce qu’ont été les conditions d’engagement des forces françaises pendant la crise du Golfe qu’ils ont eu d’information à la fin des années soixante-dix, par exemple, sur nos engagements au Congo Kinshasa. Je ferme ici cette parenthèse.
Cela est d’autant plus bénéfique que la transformation des forces armées et leur implication de plus en plus fréquente dans des opérations extérieures internationales, interarmées ou encore multinationales, justifient que votre regard puisse se poser avec plus de précision sur ces formes d’engagement.
Je pense d’ailleurs qu’en raison de votre spécialisation et de vos responsabilités, vous disposez d’une abondante documentation sur le déroulement des événements, leur enchaînement, mais pour moi, il s’agit plutôt de réfléchir en fonction de la connaissance des faits, de ce que nous savons aujourd’hui, par la lecture tout à fait récente du rapport du groupe des experts présidé par le Professeur Salamon.
A l’époque, quel était notre regard sur ces questions ? Qu’est-ce qui a pesé sur nos décisions à la fois dans ce qui pouvait y avoir de pertinent et de fondé, mais éventuellement ce qui pouvait y avoir aussi d’insuffisamment attentif à telle ou telle dimension des opérations ?
Je formule ainsi la question car vous m’avez parlé des relations avec nos Alliés et les Américains par exemple. Elles ont été très difficiles au début. En matière de renseignement, ils étaient les détenteurs du renseignement. Ils maîtrisaient l’espace aérien. Pratiquement, il a fallu que je fasse non pas un coup de force, mais que je convainque le Président Mitterrand pour que nous allions faire nos propres clichés sur la zone où nos troupes devaient intervenir alors que nous n’avions que des mauvaises photographies et qu’ils nous annonçaient nous en transmettre de nouvelles qu’à J moins 2 ! J’ai réussi à convaincre le Président Mitterrand. Il se trouve que je suis officier de réserve de l’Armée de l’Air. Je lui ai montré les clichés que nous avions. Je lui ai dit : « Monsieur le Président, en 1959, dans le Sud Saharien, nous avions des photographies aériennes meilleures que celles-là. Donc, laissez-moi donner l’ordre de faire nos photos. » Nous disposions de Mirages parfaitement équipés pour le faire. Nous l’avons donc fait. D’ailleurs, à partir du moment où les Américains ont su que j’avais l’accord de M. Mitterrand, ils nous ont apporté de nouvelles photographies dans l’heure. Ces photographies étaient d’ailleurs à l’ambassade des Etats-Unis à Paris.
En tout état de cause, quand j’ai pris mes fonctions, les choses étaient largement avancées et tout était organisé.
Sur vos questions relatives au commandement, je n’ai pas particulièrement approfondi la question, mais la documentation doit être riche sur ces points.
Hormis ce dont je parle en matière de renseignement où les Américains étaient les maîtres du jeu, pratiquement la communication était inexistante. J’ai ainsi quitté le bureau du Général Schwarzkopf en abrégeant l’entretien que j’avais avec lui quand il a refusé de me donner une information. C’était un peu particulier.
Sur place, nous avions toutefois des unités qui avaient un rôle très précis. Leur mission a été remplie de façon remarquable presque comme dans un cas d’école avec, malheureusement, certaines pertes, mais par rapport à ce que nous pouvions craindre à l’époque, il n’y a eu que quelques morts et blessés.
Quelles étaient les questions que nous nous posions avant l’engagement de nos forces ?
Je ne dis pas que l’on s’attendait au pire, mais on s’attendait à tout autre chose que ce qui s’est passé. Quels étaient les risques et les menaces que nous imaginions à ce moment-là et, je parle bien de la sécurité des personnels ? Ils pouvaient mettre en danger l’intégrité de nos forces sur le plan militaire, mais aussi la santé de ces hommes ou de ces femmes, car il y avait un certain nombre de femmes.
Deuxième question, comment les a-t-on traités et qu’a-t-on tiré comme enseignement ?
Troisième question, comment a-t-on pu être plus vigilant sur certaines questions de santé publique ultérieurement ?
S’agissant, en premier lieu, des menaces car c’était là une question essentielle et en particulier celles tenant à l’éventuelle utilisation de l’arme chimique : les menaces que nous avions identifiées et sur lesquelles nous avions un diagnostic peut être excessif, mais qui à l’époque pesait énormément sur nous, concernaient d’abord bien l’arme chimique, plus encore que l’arme biologique.
Je suis peut-être le seul parmi vous à avoir porté un masque à gaz quand j’étais enfant. J’ai connu l’exode. L’arme chimique, c’est terrorisant, sauf pour les enfants, car en 1940 sur les routes de France, nous avions tous notre masque à gaz, on trouvait cela plutôt drôle. Le masque à gaz était dans un tube en métal qui, pour le petit garçon que j’étais, pouvait même servir de siège. Et puis, on nous avait donné la même chose que les grands. Mais c’est terrorisant. J’ai étudié l’arme chimique plus tard, quand j’étais à l’école d’officiers. Il y a des incapacitants, des gaz qui sont mortels immédiatement, mais il y en a aussi d’autres qui font subir des souffrances épouvantables.
Ma génération a entendu parler des gazés de la guerre de 1914-1918. Beaucoup sont morts immédiatement ou sont morts au front, mais d’autres ont souffert d’insuffisances respiratoires, pendant 10, voire 20 ans. Donc, le gaz, dans l’imaginaire des Français, en tout cas pour ceux de ma génération, ce n’est pas abstrait. C’est quelque chose qui fait très peur.
Cela faisait d’autant plus peur que nous avions des informations selon lesquelles l’Irak non seulement disposait d’armes chimiques, mais que ce pays les avait employées à des fins de répression intérieure. Je sais que ces questions restent parfois contestées, mais les témoignages dans ce sens sont très nombreux.
Par conséquent, nous avions de bonnes raisons de craindre l’emploi de l’arme chimique contre nos troupes car l’Irak en détenait. On avait aussi des informations selon lesquelles il s’en était servis et, enfin, d’après la doctrine militaire irakienne, assez fortement inspirée du modèle soviétique, l’emploi du gaz était considéré comme une forme de combat je ne qualifierai pas comme une autre, mais à la différence de notre propre conception, cet usage n’était pas exclu.
Je me souviens particulièrement des mesures qui ont été prises concernant la prévention, l’alerte et la protection contre l’arme chimique.
Comme je me suis rendu, moi-même, sur place, je peux vous dire que c’était assez inquiétant. On ne se promenait pas sans un masque. Il s’agissait de masques beaucoup plus modernes que ceux distribués quand j’étais petit garçon. C’était un système en caoutchouc. On avait cela à portée de la main en permanence. On avait aussi une trousse de premiers secours avec une piqûre à s’administrer dans la cuisse par un grand coup de poing !
En ce qui me concerne, je n’ai passé que trois jours là-bas. Pendant ces trois jours, à tout moment, surtout qu’il y avait la perspective d’emploi d’un Scud, on a pensé, mais on a eu tort, que cette guerre allait, pour la première fois depuis la Première guerre mondiale, être un cadre d’emploi de l’arme chimique. Donc, beaucoup de choses ont été focalisées là-dessus.
Pour parler plus précisément du médicament qui s’appelle la Pyridostigmine, je pense qu’il est possible que j’en ai pris. J’étais soumis au régime général. J’avais le masque, la trousse de piqûres. Le soir, quand je me couchais, mon aide de camp qui me suivait comme une « nounou » en permanence sans aller jusqu’à dormir au pied de mon lit comme le Mamelouk de Bonaparte, me disait de faire attention et j’avais à portée de la main ces produits. Tout le monde vivait, je ne dis pas dans cette certitude, mais on s’y attendait.
Comme vous le savez, les choses se sont passées autrement, bien qu’il y ait eu apparemment des gens qui ont pu être atteints par des gaz en raison de destruction de stocks, mais il n’y a pas eu d’emploi, comme on le pensait.
Il me reste quelques dossiers qui peuvent être mis à votre disposition. Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient. Je considère que mes archives sont des archives qui appartiennent au ministère de la Défense et, par conséquent, les documents auxquels je ferai allusion, si le ministre de la Défense veut vous les donner, il vous les donnera. Je considère que je n’en suis pas personnellement propriétaire.
J’ai ainsi retrouvé des documents de février 1991 où l’on craignait l’emploi de l’arme chimique en interdiction de zones, c’est-à-dire pas tellement pour détruire des troupes, mais pour leur faire barrage en quelque sorte. Un tel usage était capable de diminuer de façon importante la mobilité de nos unités terrestres puisque la supériorité aérienne avait été établie dans des conditions qui nous avaient nous-mêmes étonnés, avec d’ailleurs l’interrogation sur la destination finale d’une partie de l’aviation irakienne qui était allée se poser en Iran.
Mais nous craignions aussi l’utilisation de l’arme chimique pour des opérations de neutralisation ponctuelles avec soit l’aviation, soit un harcèlement, pour atteindre un objectif psychologique. Nous pensions que c’était là une autre possibilité, enfin c’était ce qui était analysé à l’époque. En effet, l’arme chimique peut avoir un effet générateur de panique.
Je me rappelle très bien quand élève officier à 20 ou 22 ans, on nous décrivait les armes chimiques. On avait réellement peur. En plus, il n’y a pas de man_uvre. Si l’on vous tire dessus à la mitrailleuse, on voit bien la différence entre une balle qui vous passe au-dessus de la tête, cela siffle et claque, l’arme chimique, il n’y a pas de man_uvre. C’est un élément de panique.
Face à ce risque principal, sur lequel votre mission a d’ailleurs dû avoir les description des mesures qui ont été prises, c’est d’ailleurs assez bien relaté. Il y a la détection avec des papiers protecteurs, des trousses de détection, des appareils de contrôle et la mise en _uvre d’équipes spéciales. Il y a la protection avec différents types de tenue individuelle et pour commencer le masque. Il y a également la protection du matériel. Les premiers blindés qui sont entrés en Irak étaient tous équipés pour protéger les personnels contre l’arme chimique. Le deuxième de ces blindés était un véhicule de l’avant sanitarisé et je crois que c’est dans le deuxième qu’il y avait un journaliste de l’agence France Presse qui était un des rares journaliste présent à être aussi officier de réserve de l’arme blindée cavalerie, donc, je l’avais autorisé à participer à cette opération. On ne pensait pas qu’à cela, mais on était tout de même très au fait sur ces points. Après, il y avait toutes les procédures de décontamination avec des appareils divers. C’est assez compliqué, mais le service de santé doit pouvoir vous expliquer cela mieux que moi.
Naturellement, il y avait les systèmes d’alerte. Parmi les mesures thérapeutiques, il avait la seringue auto-injectante et aussi des mesures de pré-médicamentation dont les comprimés de Pyridostigmine, dont je vais peut-être chercher un jour si j’en ai pris ou pas ! En tout cas, la menace chimique était prise au sérieux, encore une fois pas tellement parce que l’on pensait qu’elle allait être utilisée pour chercher à détruire nos forces, c’était inenvisageable, mais surtout pour un effet d’interdiction de zone. Comme les forces françaises avaient une mission de pénétration rapide, c’était pour nous particulièrement important.
Nous avons même eu des informations selon lesquelles il aurait également pu y avoir des risques d’épandage avec des petits avions lents. Tout cela, comme vous le savez, n’a pas eu lieu.
L’autre crainte que nous avions concernait l’arme biologique pour les mêmes raisons puisque l’on avait des informations selon lesquelles les troupes irakiennes en étaient dotées et qu’elles avaient les mêmes doctrines militaires que les Soviétiques. On croyait savoir qu’ils avaient fait des expériences. En plus, on pensait que, pour l’arme biologique comme pour l’arme toxique, la zone en cause n’était pas une zone surpeuplée et d’ailleurs, le souci de la protection des populations civiles ne constituait pas la principale caractéristique du pouvoir politique de ce pays. On pouvait donc légitimement avoir des craintes.
Par ailleurs, il y a eu un calendrier vaccinal extrêmement complet sur la base de toute une série d’informations réunies à l’époque sur les risques de voir utiliser le charbon, la peste, éventuellement la variole, le choléra, le botulisme. Pour moi, c’était comme si je faisais une période de réserve car tout ce que j’avais appris à l’école d’officiers en 1958, tout d’un coup, réapparaissait, en 1991. Il y avait quand même, sans oublier les autres forces, plus de 10 000 militaires français sur place.
Là non plus, l’usage de l’arme biologique n’a pas eu lieu, mais vous disposez sans doute de la connaissance sur les différentes mesures qui avaient été prises à ce sujet.
Pour faire face aux menaces chimiques et biologiques et à ce que l’on croyait en savoir, j’ai eu l’occasion d’examiner cela sur le terrain en février 1991, car je me suis rendu dans le Golfe avec le Médecin général inspecteur Bladé et le chef du détachement santé. J’ai visité assez longuement les installations, avec d’ailleurs une attention à une autre dimension qui peut vous intéresser car c’était la première fois que l’on avait mis en place une unité de soutien psychiatrique des forces.
La psychiatrie de guerre est une discipline moins connue chez nous que dans d’autres pays, en particulier aux Etats-Unis et en Israël. Là aussi, mes souvenirs de la Guerre d’Algérie se rappelaient à moi. Même s’il n’y avait pas d’hommes du contingent dans les éléments français en Arabie Saoudite, les personnels sont tout de même soumis à des stress. Une unité nouvelle a fait des observations importantes, mais, évidemment, elle n’a pas eu à fonctionner à grande échelle puisque, d’une certaine façon, en raison de la rapidité des opérations et de leur succès, les phénomènes de stress et de choc auxquels ont été soumis nos troupes ont été plus limités qu’en d’autres circonstances. Il en est rendu compte dans un numéro spécial de la revue Médecine et Armées. Ultérieurement aux opérations, je me suis pleinement rendu compte que c’était un investissement intellectuel important et utile qui avait été conduit.
Vous avez sans doute su que, par exemple au Rwanda, un certain nombre de militaires français qui ont été soumis à des stress terribles, en particulier ceux qui ont dû participer à des inhumations massives, ont eu à subir des traumatismes très profonds : on n’avait jamais dit à un conducteur d’engins de chantier du Génie de l’Air formé pour aménager ou réaménager une base aérienne, qu’il allait se trouver un jour devant des charniers et faire ce qu’il a eu à faire.
Or, beaucoup d’opérations de guerre peuvent donner lieu à des actes atroces et donc susciter des situations de stress. La psychiatrie dans ce domaine est une chose importante. On a pu le voir ultérieurement dans d’autres opérations, en particulier en Yougoslavie où l’on a eu des personnels, en particulier de l’Armée de l’Air, qui ont passé des jours et des semaines en situation d’encerclement à l’aérodrome de Sarajevo. J’ai admiré ces gens. Je suis allé les voir. Ils étaient sur l’aérodrome de Sarajevo, ils l’ont tenu ouvert comme ils pouvaient à certains moments. C’est une espèce de situation qui n’était pas une réelle situation de guerre, donc, la dimension psychologique est importante.
Je vais aborder plus rapidement le deuxième point, mais je serai à votre disposition pour développer tous les autres points qui vous intéressent et peuvent contribuer à l’exploitation des travaux portant sur les enseignements de la Guerre du Golfe.
Là aussi, des documents soit vous ont déjà été communiqués, soit peuvent encore l’être, si le Ministre de la Défense en est d’accord, mais je ne vois pas pourquoi il s’y opposerait.
Dès que les opérations ont été terminées, nous avons cherché à tirer l’ensemble des enseignements opérationnels de cette crise. Les militaires font toujours cela, mais en plus du fait de la situation tout à fait extraordinaire par l’ampleur des moyens mis en _uvre, et le caractère interarmées et international comme par des circonstances tout à fait extraordinaires, cette tâche s’avérait essentielle. Nous avons aussi été confrontés à des situations nouvelles avec ces champs de pétrole qui brûlaient. Je suis retourné là-bas pendant cet embrasement. Au Koweït, j’ai vu les endroits où les militaires français ont participé au déminage souvent comme volontaires car ils souffraient de voir des enfants sauter sur des plages qui avaient été minées par les Irakiens. Donc, il y a eu beaucoup de leçons à tirer.
Un mois après, le 12 mars 1991, s’est tenue une réunion du comité des chefs d’état-major que j’ai présidée. Toute une analyse a été faite et un rapport a été établi dès la fin de ce mois de mars sur les enseignements du conflit du Moyen-Orient.
Concernant le Service de santé des Armées, encore une fois je vous répète que l’hôpital de Riyadh dont je vous ai parlé a été je ne dis pas inutile, mais il a été largement sous utilisé. Il n’était pas inutile car l’organisation du service de santé faisait que tout militaire français qui se trouvait dans la colonne qui montait vers le nord savait qu’il y avait un élément de service de santé à côté de lui, dès le deuxième blindé. Il savait aussi qu’il y avait une chaîne d’évacuation sanitaire organisée avec des moyens puissants et savait qu’il y avait à Riyadh, un hôpital militaire français, de même que des moyens d’évacuation vers la France. Quelques temps plus tard, nous avons évacué un jeune officier à Sarajevo qui aurait pu être tué, sauf qu’il n’est pas mort, car la transfusion a eu lieu sur place, puis on l’a ramené au Val-de-Grâce cinq heures plus tard. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui, normalement, dans les conditions antérieures d’un service de santé plus éloigné des combats ou en tout cas pas équipé à ce point-là, n’aurait pas survécu et ce garçon a survécu. Donc, l’hôpital de Riyadh n’a pas été inutile car tous ceux qui étaient là-bas savaient qu’il était là et qu’il pourrait servir. On a donc essayé de tirer tous les enseignements, en particulier sur le Service de santé des Armées. C’est la nécessité d’avoir des moyens de transport qui est notamment apparue cruciale, pas seulement pour le service de santé. On a bien vu à quel point on manquait de moyens de transport.
Il s’est également avéré nécessaire, dans chaque grande unité, d’avoir des formations sanitaires réduites, des infirmiers diplômés, des personnels professionnels proches des combattants et une flotte aérienne disponible pour les évacuations. La médecine de guerre est naturellement tournée vers les blessés, mais elle est au moins autant tournée vers les non-blessés car celui qui n’est pas blessé, le combattant, ou même celui qui n’est pas combattant, qui attend le combat, a besoin d’imaginer ce qui se passerait s’il était blessé. C’est pour cette raison que je pense qu’il est nécessaire de disposer à la fois de structures projetables et d’un soutien psychologique fort car, paradoxalement, alors que les opérations se sont déroulées assez rapidement avec peu de pertes, la cellule psychiatrique qui était déployée a fonctionné. Elle a eu à traiter quelques dizaines de cas. Cette expérience a été mise à profit par la suite dans d’autres opérations.
Enfin, j’évoquerai le suivi des dossiers individuels et familiaux. Il y a eu un suivi social car il y a eu des militaires tués et blessés. Si vous voulez je vous laisserai un texte complet que j’avais rédigé pour vous sur toute l’organisation de l’accompagnement social. Je ne pense pas utile de vous lire. Je vais surtout développer les questions de santé, mais j’insiste aussi sur ces mesures d’accompagnement social car tout militaire et sa famille savent qu’il y a des risques vitaux et de santé. Il existe donc un besoin de savoir que les mesures qui sont prises pour préserver les vies ou restaurer la santé, ou d’évacuer des blessés soient les meilleures possibles.
Aujourd’hui, notre Service de santé des Armées est au niveau des meilleurs. Le problème va être de préserver cette qualité. Jusqu’à récemment et en ce moment il y en a peut-être encore quelques-uns, il y avait le contingent pour fournir des médecins, des étudiants en médecine, des infirmiers, des brancardiers, etc. Donc, à terme, ce problème se posera beaucoup plus. J’ai bien étudié le Service de santé britannique dès qu’il a été question d’évoluer vers la professionnalisation, car ils ont un système différent. Comme il n’y a pas de service militaire depuis très longtemps, les Britanniques sont habitués à former un service de santé par la mobilisation.
Cette dimension sanitaire, mais aussi sociale est nécessaire pour le moral des troupes. Il est nécessaire que les gens le sachent ; ils sont bien entraînés, bien équipés, encadrés, espérons qu’ils sont bien commandés, ils sont motivés car ils croient à la cause pour laquelle ils se battent, et puis s’ils sont blessés, ils seront évacués ; s’ils sont évacués, ils seront soignés. S’ils ont une infirmité, ils seront pris en charge socialement, leur famille ne sera pas abandonnée. Je ne développerai pas plus ce point essentiel, mais il a fait l’objet d’une large prise en considération.
Le service de santé avec les services sociaux et d’autres structures forment une des articulations de notre capacité militaire, d’intervention armée ou d’intervention humanitaire car il s’agit désormais des missions les plus fréquentes.
Je conclus. Toutes ces questions ont pris au sein du ministère de la Défense une importance croissante depuis dix ans avec les interventions extérieures. Cela conduira sans doute, sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde plus que comme citoyen, à réfléchir sur le code des pensions et des conceptions juridiques qui correspondent à des périodes passées et tout cela en fonction, d’une part, de la professionnalisation des armées et, d’autre part, d’une internationalisation de nos opérations particulièrement soutenue depuis déjà quelques années. Ces interventions ne sont pas des opérations de guerre, mais des opérations de maintien de l’ordre, de rétablissement de la paix, de sauvetage, de secours et qui, de plus en plus souvent, se feront dans un cadre international. Cela conduira nos militaires à comparer leur situation à celle des autres. A l’égard de beaucoup d’autres pays, ils s’apercevront toujours qu’ils sont dans des situations privilégiées, mais à l’égard du « haut de gamme », c’est vers cela qu’ils vont évidemment regarder.
On constate en effet des transformations extraordinaires. Ainsi, au Cambodge, un simple soldat français, quand je m’y suis rendu en 1992, ou encore en Somalie, était mieux installé, logé, blanchi, douché, nourri, abreuvé, réfrigéré, climatisé que ne l’était un sous-lieutenant en Algérie en 1959. Aucun officier n’aurait imaginé, étant sur le terrain du Sahara ou de l’Algérie, avoir des conditions de vie comparables à celles du soldat français d’aujourd’hui, une fois que nos troupes sont installées. C’est une comparaison qui va être permanente avec une armée professionnelle qui ne se trouvera plus avec des jeunes garçons qui disent : « C’est un peu spartiate, mais cela ne durera pas, bientôt la quille ! », il n’y a d’ailleurs plus de quille maintenant. Il n’y a plus que des volontaires engagés.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Il n’y a plus Sparte non plus, Monsieur le Ministre.
M. Pierre Joxe : Certes, mais Sparte n’est pas seulement un régime politique et une pratique militaire, c’est aussi sans doute un état d’esprit. Il y a beaucoup de Français qui sont capables d’avoir les vertus de Lacédémone, y compris le laconisme dont je me suis écarté !
M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, merci beaucoup pour cet exposé introductif qui nous apporte des éléments d’ambiance et de contexte qui n’avaient pas été exposés dans les termes qui ont été les vôtres au cours de nos précédentes auditions. Je donne la parole à M. Claude Lanfranca pour une première question.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Monsieur le Ministre, je vous remercie. Je voudrais pour commencer vous poser de courtes questions pour deux précisions. Vous savez qu’au démarrage de nos travaux, les services d’information du ministère de la Défense avaient fait un « couac » sur l’utilisation ou pas de la Pyridostigmine. Il semble que, vous, dès 1991, vous saviez que les soldats prenaient de la Pyridostigmine à titre préventif.
M. Pierre Joxe : Non. Pas du tout. Je ne sais même pas si j’en ai pris moi-même.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Vous avez dit que vous aviez les cachets à côté de vous.
M. Pierre Joxe : J’avais la trousse auto-injectable, ce n’était pas de la Pyridostigmine. Si on devait en prendre trois fois par jour à titre préventif, peut-être en ai-je pris ? Je n’en sais rien.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Lorsque vous avez parlé d’une communication difficile avec les Américains, étiez-vous au courant que les Américains pouvaient utiliser des armes incorporant de l’uranium appauvri ou, comme pour les photographies aériennes, ils l’ont plus ou moins caché. Tous les généraux interrogés par nous ne sont pas d’accord. Etiez-vous au courant d’un possible usage de telles armes ?
M. Pierre Joxe : J’étais au courant assez tôt de l’existence de munitions à uranium appauvri, mais pas à propos de la Guerre du Golfe, mais des projets de fabrication de munitions pour le char Leclerc. Je me rappelle très bien qu’à ce moment-là, je m’étais posé la question : « Uranium appauvri ? Mais appauvri en quoi. Qu’est-ce que c’est tout cela ? »
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : C’était en quelle année ?
M. Pierre Joxe : Je suis arrivé au ministère de la Défense en 1991. A ce moment-là, il y avait un certain nombre de programmes en développement et entre autres celui du char Leclerc. Sur ce problème de munitions à uranium appauvri, les responsables qui en parlaient disaient : « Non, c’est établi que ce n’est pas dangereux. » Ce n’est qu’après que l’on a appris que les Américains, dans leur secteur, utilisaient ces munitions. Je pouvais d’ailleurs le comprendre car je me rappelle très bien que l’énergie cinétique étant égale à un demi de MV2, plus la munition est dans un matériau lourd, plus les capacités, sont élevées. Mais lorsque je me suis interrogé sur l’opportunité d’incorporer de l’uranium appauvri, on m’a dit qu’il y avait des stocks formidables qui ne servaient à rien. Est-ce vrai ou non ? Aujourd’hui, je m’interroge, mais je ne réponds pas. J’avais posé la question à l’époque concernant nos futures munitions de char Leclerc.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous disiez que c’est vous qui avez été en charge de la réflexion et de la décision. Vous vous interrogez pourtant dix ans après, vous comprenez donc ce que doivent être les affres de ces parlementaires qui ont à contrôler a posteriori l’Exécutif sur ces sujets complexes.
M. Pierre Joxe : J’espère que la science a un peu progressé. Ce que j’ai pu lire m’en donne l’impression. Si je n’ai pas lu la littérature américaine, j’ai lu les analyses du rapport du Professeur Salamon et on voit bien que se posent des questions.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Monsieur le Ministre, d’abord merci de votre venue devant nous.
Quand avez-vous appris qu’il pourrait y avoir des conséquences sanitaires particulières aux militaires qui ont participé à la Guerre du Golfe ? Nous revenons d’une mission aux Etats-Unis avec un certain nombre de parlementaires ici présents. Dès 1992, se posaient déjà des problèmes liés à la santé des militaires américains. Vous étiez encore Ministre de la Défense à cette époque. Avez-vous été tenu informé de cela ? Vous êtes-vous posé la question en disant que, si les militaires américains sont malades, peut-être que nos militaires français le sont également ?
Ce qui me surprend, c’est que vous dites que vous n’étiez pas au courant de l’utilisation de l’uranium appauvri. Lorsque l’on a auditionné le chef d’état-major des Armées pour les opérations du Golfe, le Général Schmitt, il nous a dit être au courant. Cela veut dire qu’entre les états-majors et les ministres, le ministre n’est pas forcément au courant de la nature des armes employées par les alliés ? Cela ne pose-t-il un problème de fond sur l’information des ministres ?
M. Pierre Joxe : Cela poserait sûrement un problème de fond, du moins si les forces françaises avaient utilisé des munitions incorporant de l’uranium appauvri.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce sont les Américains qui les ont utilisées, mais le chef d’état-major dit avoir été au courant que les Américains utilisaient ce type d’arme. Une information des soldats n’aurait pas été inutile.
M. Pierre Joxe : C’est possible en effet. Mais la réponse à votre interrogation est que je m’étais posé la question non pas du tout par rapport aux Américains, mais par rapport à nous. Je vous ai déjà répondu à l’avance, à savoir que la réponse des experts étaient négatives, en dépit du fait que le mot « uranium » évoque la bombe atomique. Ont-ils eu tort ou raison ? Je ne le sais pas.
M. Bernard Cazeneuve, Président : J’aurais une question complémentaire à celle de Mme Rivasi. Elle concerne le même sujet.
On a constaté des déclarations contradictoires devant la mission de la part des hauts officiers qui avaient dirigé les opérations. Le Général Schmitt a dit qu’il savait que les Américains utilisaient des armes à uranium appauvri, le Général Roquejeoffre a dit, pour sa part, qu’il ne savait pas.
Sur des sujets de ce type, quand on est dans une opération qui se déroule au sein d’une coalition, comment se passe la circulation de l’information entre les autorités de l’Exécutif et les états-majors, puis entre les états-majors et les Exécutifs de chaque pays ? Comment étiez-vous informé pendant le déroulement des opérations ? Aviez-vous un contact quotidien avec l’état-major ? Comment cela se passe-t-il concrètement ?
M. Pierre Joxe : L’Etat-major des Armées est dans les locaux de l’ensemble de la rue Saint Dominique. Par conséquent, on avait des contacts tous les jours. Le Président de la République, tout le monde était au courant, surtout que cela a été bref.
Concernant l’emploi des munitions ou des matériels, qu’il y ait des secrets, c’est certain. J’ai visité un salon du Bourget, en 1991, où était présenté le fameux avion furtif américain. C’est tout juste si l’on avait le droit de l’approcher. On n’avait pas le droit de l’approcher à moins de deux mètres car les Américains ne voulaient pas que l’on y touche !
Qu’il y ait des secrets en matière de renseignement, je vous répète que le Général Schwarzkopf disposait d’un certain nombre de renseignements essentiels, donc, bien sûr il y a des secrets. Surtout de la part de celui qui, dans la coalition, est le plus puissant, le plus armé, le mieux doté, etc. D’où vient sa supériorité ? Du secret.
Je ne dis pas pour autant qu’ils ont utilisé et ont voulu utiliser en secret des munitions à uranium appauvri, mais le thème de l’uranium appauvri était une question considérée comme ne se posant pas, à savoir que ce n’était pas dangereux. Peut-être avaient-ils tort.
Les Américains avaient-ils une opinion différente, savaient-ils que c’était dangereux ?
Que les Américains aient volontairement ou sciemment exposé leurs propres troupes aux retombées de munitions à uranium appauvri, je ne peux pas le croire.
Qu’ils aient sous-estimé ce risque, je ne peux pas vous dire le contraire avec certitude. Mais sans être un défenseur fanatique des Etats-Unis ou du commandement américain, je ne parle même pas du Gouvernement de l’époque, le fait qu’il y aurait pu y avoir sciemment une utilisation, contre des adversaires, en dépit de toute considération, y compris des retombées dues au vent, je ne le crois pas. A ce niveau, leur degré d’information devait être le même que le nôtre.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Sauf qu’ils se sont tirés dessus par accident.
M. Pierre Joxe : Il y a toujours des tirs fratricides, hélas ! C’est comme les accidents de chasse. Les gens qui vont à la chasse aux sangliers, y vont pour tuer des sangliers. Une fois sur cent mille, ils tuent un des participants. Cela arrive à la chasse, mais cela arrive aussi à la guerre. Dès qu’il y a des opérations un peu importantes, cela arrive. Pendant la guerre de 1914-1918, combien de fois y a-t-il eu des tirs d’artillerie mal réglés ? Mais que des responsables américains aient voulu ou ont accepté sciemment d’exposer leurs hommes à l’uranium, je pense vraiment qu’ils n’ont pas utilisé cela en connaissance de cause en disant que ce n’est pas grave s’il y a des retombées.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans votre exposé, vous dites : « Je suis allé voir le Général Schwarzkopf pour discuter avec lui d’un certain nombre de questions et j’ai abrégé l’entretien. » Si Schwarzkopf contraint un ministre de la Défense qui a du caractère et une capacité à obtenir des réponses à ses questions, qu’en est-il pour d’autres ?
M. Pierre Joxe : Non. Le caractère, je l’ai, peut-être même parfois mauvais, mais la capacité à obtenir à coup sûr des réponses, c’est impossible.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Comment pouvait-il considérer le chef d’état-major des Armées françaises dès lors qu’il refusait de donner un certain nombre de réponses aux ministres Cela veut dire qu’il ne communiquait pas avec notre chef d’Etat-major qu’il ne considérait pas comme un alter ego ? Comment cela se passait-il concrètement ? Parlaient-ils entre eux des opérations ? Y avait-il un retour à votre destination ?
M. Pierre Joxe : Il y a un principe très général dans le domaine du secret militaire ou du secret défense ou du secret tout court, c’est le besoin d’en connaître. On a besoin de savoir certaines choses pour prendre des décisions. D’une certaine façon, je n’étais pas choqué que le Général Schwarzkopf ne me dise pas certaines choses ; moi-même, je suis officier de réserve, spécialiste du renseignement. Le secret, je sais donc ce que c’est. J’ai abrégé notre entretien car son orangeade était tiède et qu’il ne me disait rien d’intéressant. Je suis parti, voilà tout.
A la limite, il pouvait très bien considérer que, moi, un ministre qui passait par là pour une journée ou deux, qui allait rentrer à Paris, je n’avais pas besoin de savoir certaines choses qu’il pouvait d’ailleurs dire peut-être au Général Roquejeoffre qui lui avait besoin d’en connaître.
Les ministres ne conduisent pas les opérations. D’ailleurs, en cas d’opération, le commandement est donné à un officier général qui a une délégation de pouvoir. On peut lui dire à un moment donné d’arrêter, mais il ne faut surtout pas lui dire que ce n’est pas par là qu’il faut passer mais plutôt ici. Ce n’est pas possible. C’est comme dans les opérations de police. Le commissaire de police est chargé du service d’ordre, il s’en occupe. Quand le ministre s’en occupe, cela donne Ouvéa ou Aléria. Il faut laisser les professionnels de l’ordre public faire leur travail en évitant les drames et laisser les militaires accomplir leurs missions.
Les renseignements donnés aux militaires français ont été dans l’ensemble satisfaisants. Dans cette affaire de renseignement, il fallait que l’on construise une route pour partir. La première chose que j’ai faite quand j’ai été nommé ministre de la Défense, a été d’aller dans la salle d’opérations et j’ai regardé les photographies. C’était des clichés vraiment médiocres, qui ne permettaient pas d’avoir une vision de ce terrain alors que je savais que l’on pouvait avoir des clichés dix fois meilleurs. On pouvait les réaliser avec nos avions et nos pilotes en les développant nous-mêmes. On n’avait besoin de personne pour faire cela, sauf que le contrôle de l’espace aérien était aux mains des Américains. J’ai montré les photographies au Président de la République, je lui ai dit que l’on pouvait avoir mieux, que l’on pourrait voir le terrain. On avait cette piste à construire, qui a été construite d’ailleurs.
Je ne dis pas que c’est le point de vue des Américains en général, mais en l’occurrence, ils nous considéraient comme une force d’appoint, très importante politiquement puisque le fait qu’il y ait une coalition et qu’il n’y ait pas que leurs obligés, mais qu’il y ait des alliés historiques comme les Français et les Britanniques, était très important à leurs yeux. C’était également militairement important car ils savent très bien qu’il y a six ou sept armées au monde et pas une de plus qui peuvent fournir des éléments capables de remplir certains types de mission, comme les nôtres l’ont fait à cette occasion.
Il est vrai aussi qu’ils pouvaient aussi considérer que nos responsables auraient le besoin de connaître ce type d’information mais que ce n’était pas encore le moment. Opérationnellement, il n’était pas indispensable pour les militaires qui étaient là d’avoir ces photographies, mais politiquement, je considérais que c’était inacceptable, alors que nous pouvions avoir nos propres clichés. Très vite, j’ai su qu’ils envoyaient leurs commandos de reconnaissance, ils avaient leurs propres unités spéciales, des Britanniques, paraît-il, auraient aussi fait des reconnaissances. Bien sûr, dans une coalition où il y a un dominant, les autres sont dominés dans certains domaines.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’avais une remarque à faire par rapport à ce que vous avez dit.
Un rapport américain de la fin de l’année 1989 ou du début de l’année 1990 indique que l’utilisation des armes à base d’uranium appauvri pouvait occasionner des troubles pour les militaires, et surtout pour les populations civiles. Quand vous dites que les Américains n’auraient pas fait cela sur leurs soldats, permettez-moi de mettre un point d’interrogation ? Ils ont bien fait des essais par rapport à leurs militaires pendant l’explosion des armes atomiques. Je reste sceptique par rapport à cela.
M. Pierre Joxe : C’est votre droit, Mme la Députée.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La deuxième question concerne la période 1992-1993, il y avait déjà apparition du syndrome dit de la Guerre du Golfe chez les militaires américains. S’est-il passé quelque chose en France ? Avez-vous demandé des comptes au sujet des militaires français ? Pour nous, le sujet a éclaté en 2000-2001, mais dès 1993, aux Etats-Unis, il y avait des problèmes concernant leurs militaires. Qu’en est-il en France ? Pourquoi cela a-t-il mis autant de temps en France à sortir ?
M. Pierre Joxe : Je relève votre expression demander des comptes. J’ai fait du contrôle des comptes, c’était même mon métier pendant une grande partie de ma vie. Mais là, ce n’est pas ainsi que je vois les choses. La guerre, c’est dangereux. Tout le monde le sait, surtout ceux qui l’ont faite. On a fait ce que je vous ai dit. Vous affirmez que les Américains - je ne reprends pas cela à mon compte - auraient pu sciemment exposer leurs troupes au sol, je ne le crois pas. Pour le reste, c’est la science qui conclura un jour. Peut-être qu’elle démontrera qu’en vérité l’uranium appauvri est très dangereux, mais peut-être que non ? Je ne sais pas. On ne peut pas tout savoir. C’est pour cela qu’il faut prendre soin, quand on a des responsabilités de commandement, de mettre en _uvre tous les moyens, toutes les informations, les techniques, les personnels ou les matériels disponibles, mais à aucun moment on ne peut se dire : « Il y a une opération de police à faire, il n’y aura sûrement aucune bavure. » Personne ne peut sérieusement dire cela. On peut dire : « Je ferai tout ce que je peux pour que les personnels soient informés, que l’encadrement soit motivé, pour qu’on explique aux gens que, dans le cadre de cette intervention, il ne doit pas y avoir de mort. »
De même, dans une opération militaire, on peut prendre toutes les précautions que l’on veut, avec les connaissances que l’on a à un moment donné et dans les délais assez longs, puisque l’affaire du Golfe a commencé le 2 août. Je ne raisonne pas ainsi, je ne demande pas des comptes.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je peux dire « se donner les moyens de savoir », si cela vous gêne.
M. Pierre Joxe : Rien ne me gêne. La seule chose qui me gênerait, c’est de laisser penser que le Service de santé des Armées que j’ai beaucoup fréquenté aurait pu être à cet égard insouciant. Je les ai vus à l’_uvre et ils étaient sur place. Je vous rappelle qu’il y avait 1 000 personnels du service de santé là-bas, avec un bon nombre de cadres. D’ailleurs, les gens se battaient pour y aller. La plaisanterie vis-à-vis des cadres militaires en général, et service de santé entre autres, pour ceux qui n’étaient pas retenus étaient « privés de désert ». D’ailleurs c’est un phénomène assez général, au Cambodge, quand on a dit que l’on allait envoyer des gens du contingent, il y avait eu huit fois plus de volontaires qu’il n’y avait de postes. Je ne me pose pas le problème en termes de comptes à demander au service de santé. Je pense qu’ils ont fait ce qu’il leur revenait de faire, en fonction de ce qu’ils connaissaient à ce moment-là, en conscience. En plus, ils y étaient eux-mêmes. Ce n’est pas comme celui qui est derrière son jeu vidéo avec sa manette. Ils étaient à Riyadh, à la base aérienne et ils étaient toujours en deuxième position pour entrer sur une zone. Cela était prévu depuis le début. Je le répète ils n’étaient pas aux commandes d’un jeu vidéo. Je vous rappelle cette image très importante, sauf que je regrette de ne pas savoir si c’est le troisième ou le deuxième, mais l’un des tout premiers véhicules qui a pénétré en Irak était un véhicule équipé par le service de santé.
M. Charles Cova, Vice-Président : Le contrôle parlementaire aujourd’hui, vous savez, Monsieur le Ministre, reste parfois difficile à obtenir de la part de l’Exécutif, comme en 1973.
M. Pierre Joxe : On progresse cependant comme la science le fait en d’autres domaines.
M. Charles Cova, Vice-Président : Nos Présidents successifs à l’Assemblée nationale s’évertuent à faire comprendre à l’Exécutif que notre pouvoir de contrôle existe. Ce n’est pas là-dessus que je voulais vous interroger. J’ai deux questions à vous poser.
La première est double. Comment qualifieriez-vous l’ambiance qui existait au moment des événements entre le Chef d’état-major des Armées, le Général Schmitt et les Généraux Mouscardès puis Janvier qui étaient sur place ?
Vous souvenez-vous du motif précis de rapatriement sanitaire du Général Mouscardès ? Sans trahir le secret médical, savez-vous les raisons pour lesquelles il a été rapatrié en France ?
Deuxième question, vous vous félicitez de voir qu’il y a eu du progrès depuis la Guerre d’Algérie que, comme vous, j’ai faite puisque nous sommes de la même génération et d’ailleurs moi aussi officier de réserve et de renseignement. J’approuve donc ce que vous avez dit à ce sujet, mais en vous félicitant des progrès effectués par l’armée française pour se doter d’équipements valables, estimez-vous que les équipements NBC dont disposaient nos soldats étaient vraiment fiables et étaient-ils de la qualité de ceux des soldats américains ?
M. Pierre Joxe : Le Général Mouscardès a été rapatrié très peu de temps après que je prenne mes fonctions. Tout d’un coup on m’a dit qu’il était malade.
Le Général Schmitt était à Paris, alors que le Général Mouscardès était là-bas. Tout ce que je sais c’est qu’il devait rentrer, il a été rapatrié sanitaire. Je crois qu’il commandait une division à Nîmes. J’étais consterné en disant que c’était très ennuyeux. On m’a dit qu’il n’y avait pas de problème, que deux autres généraux étaient prêts à le remplacer. Il y avait Janvier que j’ai choisi et un autre.
M. Charles Cova, Vice-Président : Ce n’était donc pas un différend, une maladie diplomatique ?
M. Pierre Joxe : Non, il était malade.
Vous voulez que je vous dise comment je l’ai choisi ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Oui.
M. Pierre Joxe : L’un s’appelait Janvier et l’autre s’appelait Guignon. J’ai choisi Janvier sur cette base. C’était injuste. Tous les deux étaient excellents, avec des CV extraordinaires. Ils étaient au point et on me demande de choisir. En réalité, ce n’était pas exactement choisir, mais il fallait que je propose un nom au Président de la République. Il ne faut pas croire que le Ministre de la Défense est chargé de toute la défense. Il est chargé de préparer. Donc, ils étaient tous les deux prêts et, effectivement, ils étaient au niveau.
Je l’ai dit à Guignon que j’ai connu ultérieurement. Tous les deux étaient très sympathiques, intéressants. Comment choisir ? C’est une chance d’ailleurs que l’on ait pu avoir l’embarras du choix.
Quelle était votre seconde question ?
M. Charles Cova, Vice-Président : Les tenues NBC du personnel, pensez-vous qu’elles étaient de qualité et d’une qualité identique à celles des Américains ?
M. Pierre Joxe : Je vais peut-être vous choquer, je pense que la France a raison d’avoir pris position pour la suppression des armes chimiques, mais que l’on a quand même toujours eu un peu de retard dans ce domaine. Le budget de la Défense des Etats-Unis est à lui seul comparable au budget de la France.
J’ai étudié ces questions des armes chimiques avant d’être au ministère de la Défense car nous craignions au milieu des années quatre-vingt des attentats terroristes à l’arme chimique et/ou bactériologique. J’ai donc étudié ces questions de très près car nous pensions qu’avec le botulisme qui peut avoir des conséquences biologiques ou avec le Sarin utilisé par des terroristes japonais un peu plus tard, voire avec l’anthrax, il y avait des moyens terroristes extrêmement maniables. J’ai alors étudié cela de façon approfondie. En 1984 et 1985, à Paris, il y a eu des périodes où nous comptions un attentat par semaine.
Heureusement qu’il y a un certain nombre de militaires et aussi d’hommes politiques qui ont dit que l’on va peut-être un jour supprimer l’arme chimique, l’interdire, mais qu’il convient de continuer à en étudier les effets. Il n’y a pas de moyen d’étudier les protections contre une arme sans connaître cette arme. On ne peut pas sérieusement étudier les moyens de protection contre les armes chimiques ou biologiques ou d’autres sans avoir quelques moyens de faire des expériences. On a eu une cellule de veille qui a toujours judicieusement maintenu un certain niveau technologique.
Cela dit et pour répondre précisément à votre question, je pense que oui, mais je ne peux pas le prouver car qui peut connaître vraiment la nature et le niveau de l’ensemble des équipements militaires américains.
En matière de renseignement par exemple, en matière d’imagerie électronique, on sait très bien qu’ils sont aujourd’hui à un degré de définition que l’Europe pourra atteindre peut-être dans cinq ou huit ans, notamment si l’on reprend d’ailleurs certains programmes que j’avais lancés et qui ont été malheureusement un peu mis en sommeil. Ils sont tellement en avance dans tellement de domaines qu’il est possible que vous ayez raison, mais je ne peux pas le dire avec certitude.
M. Charles Cova, Vice-Président : Il semblerait, d’après les éléments dont nous disposons, que nous n’étions pas au « top » ! Mais surtout que n’ayant jamais été utilisées, elles présentaient des défauts. On n’a pas eu, dieu merci, à les mettre à l’épreuve.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : On savait ce qu’il y avait.
M. Charles Cova, Vice-Président : Oui, mais elles n’ont pas servi à protéger.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, je vous propose, si vous en êtes d’accord, que l’on arrête là cette audition, en vous remerciant très sincèrement pour votre contribution à nos travaux, notre rapport devant être rendu autour du 15 mai.
Audition publique de M. Jean-Pierre Chevènement,
ancien Ministre de la Défense
(10 mai 1988 – 28 janvier 1991)
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 2 mai 2001)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve
M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, la mission d’information a souhaité vous entendre au terme de ses travaux sur le déploiement français dans le Golfe, car vous avez occupé, comme M. Pierre Joxe que nous venons d’auditionner et comme, à présent, M. Alain Richard que nous auditionnerons cet après-midi, la fonction de ministre de la Défense jusqu’au 28 janvier 1991. Les conditions et les motifs de votre démission du Gouvernement, d’ailleurs connus de tous, n’entrent nullement dans le champ d’investigation de notre mission, même si bien entendu nous serons toujours intéressés de vous entendre sur tout sujet concernant cette période et les événements sur lesquels nous nous penchons.
En revanche, il nous a paru important de vous recevoir car votre expérience gouvernementale et votre « longévité ministérielle » à l’Hôtel de Brienne, je rappelle que vous aviez été nommé ministre de la Défense en mai 1988, sont pour nous autant de gages d’explications et d’éclaircissements sur l’organisation du ministère et des états-majors. Cet aspect du problème est, en effet, très important. Au regard de notre compétence qui porte principalement « sur les conditions d’engagement des militaires français » dans une opération extérieure de grande ampleur et, de surcroît, conduite en coalition, il nous revient de recueillir le maximum de témoignages sur la réalité des faits de l’époque.
A ce titre, nous considérons comme essentiel de mieux connaître comment s’effectuaient les liaisons entre les plus hautes autorités civiles et militaires françaises, d’une part, et avec les responsables politiques ainsi que le haut commandement américains, d’autre part. Cette coalition a été dirigée du point de vue organisationnel et, bien évidemment, opérationnel, par les Américains. Comment cela se passait-il ?
Il ne fait, en effet, aucun doute que le Président Bush, MM. Baker et Cheney, Secrétaire d’Etat et Secrétaire à la Défense, ainsi que les généraux Powell et Schwarzkopf exerçaient, dès l’été 1990, une prééminence par rapport à leurs homologues alliés.
Par exemple, l’utilisation par les Américains et, dans une moindre mesure, par les Britanniques, d’armes incorporant de l’uranium appauvri, a-t-elle ou non donné lieu à une information précise et certaine à l’égard de tous les autres membres de la coalition ? A ce jour, la mission n’a ni certitude ni réponse définitive sur ce point essentiel.
S’agissant du contexte que je qualifierai de « franco-français », d’autres questions se posent. Certaines précisions paraissent tout autant essentielles. Ainsi, l’Etat-major des Armées, à Paris, disposait-il d’informations dont le haut commandement français, sur place, n’a pu disposer, alors qu’elles n’auraient pas été sans conséquences sur le positionnement opérationnel de nos forces ?
Par ailleurs, le soutien sanitaire français et les modalités de protection contre le risque « NBC » de la Division Daguet, ont-ils été une préoccupation première des états-majors et, y a-t-il eu, en leur sein, des divergences de principe ou d’emploi sur ces questions ?
Vous avez exercé, Monsieur le Ministre, votre fonction jusqu’au début de l’offensive aérienne et votre démission est donc intervenue un mois avant le déclenchement de l’offensive terrestre.
L’ensemble du dispositif logistique a néanmoins été défini et mis en place sous votre autorité, au regard de la chronologie des grandes étapes du déploiement.
Votre interlocuteur quotidien était sans nul doute le Général Schmitt, alors à la tête de l’Etat-major des Armées (EMA), sans oublier l’Etat-major particulier du Président de la République.
Sur place, les généraux Roquejeoffre, alors au commandement de la Force d’Action Rapide (F.A.R.) et Mouscardès, « patron » de la Division Daguet, jusqu’à son rapatriement pour motif sanitaire à quelques jours de l’offensive terrestre, étaient les maîtres d’_uvre du déploiement. La mission souhaite savoir si ces responsables vous ont fait directement part de difficultés particulières, voire d’inquiétudes. A combien de reprises les avez-vous rencontrés ou contactés directement ?
Nous faisons donc appel à vous, Monsieur le Ministre. Nous connaissons la qualité de votre réflexion. Dix années après les faits, il est logique que des dates ou des points particuliers puissent vous échapper, dès lors que l’on ne dispose plus en permanence de la totalité des archives. Pour autant, il nous paraît évident que votre témoignage d’« acteur de l’Histoire » constituera un apport important pour nos travaux.
En vous remerciant pour votre présence, nous vous proposons de prendre la parole pour un bref exposé introductif au terme duquel nous vous poserons quelques questions sur des points utiles pour l’achèvement de nos travaux, prévu pour ce qui concerne le Golfe dans une quinzaine de jours.
M. Jean-Pierre Chevènement : Merci. Je vais essayer de répondre à vos questions. Je n’ai pas préparé de texte pensant qu’une conversation, non pas à bâtons rompus, mais répondant aux questions que vous pouviez poser était sans doute la meilleure méthode.
Dix ans ont passé, même un peu plus, les faits restent néanmoins très précis dans ma mémoire. J’ai en effet été chargé de superviser la préparation opérationnelle des forces pour une initiative que je n’approuvais pas. Je l’ai fait naturellement de mon mieux en faisant en sorte que cette opération réponde à ce que souhaitait le Président de la République et réponde aussi aux précautions qu’il convenait de prendre.
Les premiers éléments de la Division Daguet ont été débarqués le 15 septembre, si mes souvenirs sont bons, à Yanbu sur la côté occidentale de l’Arabie Saoudite, puis acheminés non loin de la frontière du Koweït dans un lieu dénommé Hafar Al Batin qui était un camp militaire saoudien.
La man_uvre telle qu’elle avait été conçue et que j’ai approuvée -je parle de la man_uvre terrestre, je ne parle pas de la man_uvre aérienne- prévoyait que nos forces seraient déportées à peu près à 250 kilomètres à l’ouest du front principal dans un endroit qui s’appelle Rafah qui est une ville d’Arabie Saoudite, avec comme axe de progression une pénétration en territoire Irakien jusqu’à une ville dénommée Al Salman. Ensuite, quelques éléments ont poursuivi jusqu’à l’Euphrate. Mais, comme vous le voyez, il s’agissait d’une man_uvre de contournement, la bataille principale avait lieu bien entendu au Koweït et ce sont les divisions blindées lourdes américaines et britanniques qui y étaient engagées ; ce n’était guère possible pour les forces françaises car la Division Daguet représentait l’essentiel des éléments de la Force d’action rapide (F.A.R.). C’est une force légère conçue pour le Centre-Europe, pour porter un secours rapide avant que l’on engage le corps de bataille. La force qui était envoyée en Arabie Saoudite correspondait à l’intention du Président de la République qui était d’être associé aux opérations sans néanmoins l’être trop.
J’ai donc veillé à ce que ces troupes soient renforcées autant que cela était possible. Elles comportaient beaucoup de matériels légers, donc, elles étaient aptes à une grande course dans le désert, plus qu’à un choc frontal. Nous disposions néanmoins d’un soutien d’artillerie important.
Le point qui vous intéresse est celui des risques qui pouvaient être encourus. Je ne parle pas des risques politiques, ils étaient immenses. Ils ont été pris dans des conditions sur lesquelles il appartiendra aux historiens de se prononcer. J’ai moi-même mon opinion sur ce sujet. J’ai toujours pensé que l’intérêt essentiel de la France eut été que nous ne soyons pas engagés dans cette affaire, quoiqu’il y ait eu une violation caractérisée du droit international, que je suis le dernier à vouloir nier. Néanmoins cette guerre allant bien au-delà par les moyens mis en _uvre à ce qui était nécessaire à la libération du Koweït, les bombardements notamment étant très disproportionnés, j’en ai perçu assez vite les intentions profondes. J’ai pu mesurer, dès le creux du mois d’août, que l’issue avait toute chance d’être une issue militaire, les Américains ayant envoyé 250 000 hommes dans un premier temps, puis 500 000 dans un deuxième temps à la mi-octobre. On n’envoie pas des forces aussi considérables pour les rapatrier sans qu’elles aient combattu. Bien qu’étant partisan d’une solution diplomatique, je me suis fait assez peu d’illusions sur la possibilité de la faire prévaloir, mais on pouvait espérer que dans une certaine conjoncture il eut été possible d’obtenir un retrait des forces irakiennes du Koweït qui auraient rendu plus difficile la guerre d’Irak.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous parlez des motivations profondes, pouvez-vous nous dire quelle analyse vous faites de ces motivations profondes ?
M. Jean-Pierre Chevènement : Des Etats-Unis ou de la France ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Des Etats-Unis et de la France s’engageant derrière les Etats-Unis dans cette opération.
M. Jean-Pierre Chevènement : En 1988, à la fin de la guerre Irak/Iran, la première guerre du Golfe, la France était un allié objectif de l’Irak. Nous lui avions fourni une grande quantité de matériel. Les livraisons se chiffraient par dizaines de milliards de dollars et nous avions encore un fort arriéré de créances non recouvrées.
Je m’étais d’ailleurs rendu à Bagdad, à la demande du Président de la République, en janvier 1990, pour aborder les problèmes de cette dette et de la coopération franco-irakienne.
Au sortir de la guerre Irak/Iran, nous restons très liés à l’Irak, qui était devenu une force militaire considérable dans la région alors que ce sont les monarchies pétrolières qui nous avaient appelés à secourir l’Irak dans les années 1981-1983. Disons qu’une ambiance de méfiance s’était créée car l’Iran paraissait sortir vaincu de cette guerre et l’Irak paraissait la puissance dominante.
Tous les pays arabes, sauf le Koweït, avaient d’ailleurs fait la remise de leurs créances à l’Irak qui avait subi des pertes assez considérables au terme de cette première guerre.
L’intérêt des Irakiens était essentiellement centré sur la question du pétrole, du prix du pétrole et du contingent de pétrole qui devait leur revenir car c’est le nerf de la guerre.
Les intentions américaines ne sont pas apparues très claires au départ. L’ambassadeur américain à Bagdad, Mme April Glaspie avait laissé entendre à Saddam Hussein que ce qui pouvait se passer entre des pays arabes, c’est-à-dire l’Irak et le Koweït, n’intéressait pas substantiellement les Etats-Unis. Saddam Hussein a pu nourrir quelques illusions de ce fait.
Il n’en reste pas moins que pour les Américains les objectifs étaient de purger ce qu’il considérait comme l’abcès irakien et donc de maîtriser directement une région qui concentre les deux tiers des ressources de pétrole dans le monde. C’est un scandale géologique, mais il faut se souvenir que le pétrole représente plus de la moitié du commerce mondial des matières premières minérales et végétales. Une variation de quatre dollars le baril détermine une variation de 100 milliards de dollars dans un sens ou dans un autre, du producteur vers le consommateur quand cela ne s’arrête pas dans les sociétés intermédiaires. Par conséquent, la maîtrise du pétrole, c’est la maîtrise du monde, c’est la maîtrise de l’équilibre financier du monde.
On l’avait expérimenté nous-mêmes à travers les chocs pétroliers et les contre-chocs pétroliers qui ont tous obéi à des logiques politiques. Le pétrole, M. André Giraud qui fut Directeur des Carburants avant de devenir ministre de l’Industrie le disait souvent : c’est un prix politique, il peut varier entre 7 et 100 dollars le baril. Il n’y a pas de prix économique. C’est un système entièrement cartellisé. Pour les Américains l’enjeu était selon moi de maîtriser complètement la ressource pétrolière.
Je rappelle qu’ils étaient installés en Arabie Saoudite depuis 1932. Ils s’étaient débarrassés de Mossadegh en 1953. Ils avaient limité l’influence des Britanniques au Koweït. En Irak, ils se trouvaient en face d’une société nationalisée, mais qui n’était rien d’autre que l’ancienne Irak Petroleum Company (I.P.C.), où la France avait 23,75 % des parts qui lui étaient revenues à la suite de la première guerre mondiale. C’étaient les parts de la Deutsche Bank dans la Turkish Petroleum qui avaient été transférées à la France. On avait créé à la Compagnie française de Pétroles (CFP), ultérieurement devenue « TOTAL », sous Poincaré en 1925. Donc, nous avions gardé des intérêts très importants en Irak. Même les Irakiens nous avaient consenti des facilités importantes tout au long des années quatre-vingts pour l’enlèvement du pétrole à des prix plus avantageux que celui du marché.
Je reviens aux Américains. Pour moi, le contrôle du pétrole est leur mobile essentiel. Il y a bien évidemment le lancinant problème israélo-palestinien. L’expérience que j’ai de cette région montre que, pour l’Irak, ce n’est toutefois pas le théâtre décisif. Le théâtre décisif pour l’Irak, c’est le Golfe, ceci en rapport avec l’Iran, les Emirats et l’Arabie Saoudite. Néanmoins, certaines phrases montées en épingle et sans doute prononcées, pouvaient laisser concevoir des craintes. Il y avait aussi des considérations tenant à l’équilibre géopolitique régional. Le Président Bush a pu ainsi ultérieurement engager le processus de la Conférence de Madrid.
Donc, il y avait sans doute aussi la volonté de ramener loin en arrière - les dirigeants américains ont parlé de ramener au stade préindustriel - une puissance arabe qui était le seul pays réellement développé de la région.
L’Irak avant 1990 était un pays qui pouvait être comparé à la Yougoslavie, qui avait des classes moyennes, qui d’ailleurs se développaient de manière importante. Quand on faisait la comparaison avec les régimes arabes du Golfe, on traversait des siècles. Ce n’était pas le même niveau de développement, ni la même mentalité.
Pour moi, les raisons américaines sont des raisons de géopolitique mondiale. Il faudrait ajouter à cela que l’on était dans une période où le communisme avait ses jours comptés. Le mur de Berlin était tombé en 1989. Il s’agissait de marquer d’une manière claire et nette où était le patron. La Guerre du Golfe reste ainsi une leçon de choses si je puis dire, administrée au vu et su de tous : il y a une puissance militaire dominante qui est la puissance américaine. Les mobiles américains étaient selon moi essentiellement ceux-là.
Les raisons de la France étaient partagées. D’ailleurs, dès le départ, lors du premier conseil qui s’est réuni sur ces affaires, le 9 août si je me souviens bien, des points de vue différents se sont exprimés, notamment par Pierre Joxe et moi-même. Le point de vue du Président de la République était : « Nous ne serons pas neutres ». Je me rappelle la phrase : « Si guerre il y a, nous la ferons et nous la ferons du côté des Américains. » C’était dit très clairement. J’essayais de prôner une solution diplomatique mais cela s’avérait très difficile.
A partir du moment où j’acceptais de rester ministre de la Défense et où François Mitterrand, à qui j’avais offert de me remplacer, préférait me conserver – je lui ai d’ailleurs envoyé une lettre dès le 7 décembre en lui demandant de bien vouloir me relever, mais il m’a fait valoir qu’il était préférable que je reste pour diverses raisons et notamment ne pas donner des signes de faiblesse, et permettre d’engager des médiations de concert avec les Soviétiques ou les Algériens -, mon rôle devait s’inscrire dans la hiérarchie de l’Etat et traduire sur le terrain les décisions qui étaient prises par le Chef de l’Etat, c’est-à-dire l’envoi d’une force, puis son renforcement qui correspondait aux demandes du Général Schmitt que j’ai toujours approuvées et efficacement relayées.
Je souhaitais que notre division puisse intervenir de manière si possible autonome, enfin aussi autonome que possible et avec le moins de risques possibles. Autonome, bien entendu nous avions un commandement opérationnel américain, mais nous étions sur un champ de bataille distinct, de la même manière que notre base aérienne était distincte de la base américaine. Nous étions à Al Asha si je me souviens bien alors que les Américains étaient à Dharan. Ce qui d’ailleurs nous a valu de ne pas recevoir quelques Scud « sur le coin de la figure ». De tout cela, je prends la responsabilité rétrospectivement. J’avais souhaité que le dispositif français reste autant que possible distinct.
S’agissant des services sanitaires, je crois me rappeler que l’effectif du détachement du Service de santé des Armées approchait le millier. C’était donc un dispositif très lourd avec un hôpital de campagne et tous les moyens nécessaires pour parer au risque principal qui était celui des armes chimiques. Les craintes que nous pouvions avoir tournaient autour de l’arme chimique, plus que de n’importe quoi d’autre. Les armes à uranium appauvri existaient. Je n’ai eu aucune information quant à la nocivité éventuelle de leur emploi.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Et quant à leur emploi lui-même ?
M. Jean-Pierre Chevènement : Elles n’ont pas été employées, en tout cas pas là où les forces françaises étaient engagées. Il faudrait sans doute vérifier que le contingent américain qui était venu en soutien ne les a pas utilisées non plus, mais il y a eu très peu de résistance du côté irakien.
Trois jours après l’enclenchement des hostilités, le Général Schwarzkopf me disait que 80 % du potentiel irakien était détruit. Les Irakiens n’ont opposé aucune espèce de résistance. Il y a eu des morts, mais c’étaient des morts accidentelles. C’étaient des bombes américaines tombées en territoire irakien que deux de nos soldats ont voulu démonter.
Je me suis efforcé de faire en sorte que les risques potentiels liés à l’arme chimique soient limités autant que possible. Les Irakiens n’ont pas utilisé les armes chimiques.
Je crois me souvenir que les dirigeants américains avaient fait savoir aux Irakiens que, s’ils utilisaient les armes chimiques, il serait riposté par des armes nucléaires. Cela montre quand même que les Irakiens comprenaient la dissuasion quoique l’on puisse penser. Ils n’ont pas utilisé les armes chimiques, en tout cas contre les troupes alliées, même s’ils les avaient utilisées en d’autres circonstances limitées pendant la première guerre du Golfe.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites que les Irakiens comprenaient la dissuasion. Comment expliquez-vous dans ce cas-là qu’aucune solution diplomatique n’ait pu aboutir ? Outre la détermination des Américains à contrôler une région, il y avait aussi des Irakiens en face qui auraient pu créer des conditions diplomatiques d’un non-enclenchement d’un conflit dont on a vu qu’au bout de trois jours ils les avaient anéantis militairement. Comment expliquez-vous la position irakienne ?
M. Jean-Pierre Chevènement : Premièrement, je pense que les Américains ne voulaient laisser aucune porte de sortie aux Irakiens. L’expression des dirigeants américains, du Secrétaire d’Etat James Baker en particulier, était : « Nous allons le faire rentrer chez lui à coups de pied dans les fesses. » C’était mal connaître les Arabes et surtout Saddam Hussein que de penser que de tels arguments pouvaient l’amener à fléchir.
Il faut considérer l’intense pression psychologique qui s’exerçait à cette époque-là. Je crois pouvoir dire que, même s’il y avait eu la déclaration de François Mitterrand à l’ONU, le 24 septembre qui, dans un premier temps, avait beaucoup inquiété nos Alliés, ceux-ci ne souhaitaient pas au fond d’eux-mêmes une issue pacifique.
Quant à Saddam Hussein, il avait fait savoir à Gorbatchev qu’il souhaitait pouvoir évacuer le Koweït, mais à condition qu’on lui sauve la face à travers une conférence internationale qui traiterait également du problème israélo-palestinien.
J’ai eu l’occasion de voir Saddam Hussein en 1994 et je lui ai posé la question que vous venez de me poser. Je lui ai dit : « Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas retiré du Koweït ? Vous vous rendiez bien compte qu’il allait vous tomber dessus l’équivalent de deux fois tout le tonnage de bombes qui a été utilisé contre l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale. » Il m’a fait une réponse curieuse. Il m’a répondu : « Si je m’étais retiré sans avoir combattu, j’aurais eu contre moi les patriotes, alors que, dans cette situation, le peuple irakien a été uni derrière son gouvernement. » Je fais cette citation à quelques mots près. J’ai trouvé cette réponse évidemment très curieuse, montrant à quel point l’aspect politique domine le militaire.
M. Bernard Cazeneuve, Président : …Mais rassurante de ce point de vue-là.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela dépend pour qui.
M. Jean-Pierre Chevènement : Pas forcément. Toujours est-il que, s’agissant des risques encourus par les armées françaises, ils étaient essentiellement ceux que je viens de vous dire. Des médicaments ont été administrés et notamment de la Pyridostigmine. L’ont-ils été en grande quantité ? Je suis incapable de le dire. C’est une responsabilité qui incombait au Service de santé des Armées et aux chefs militaires sur le terrain. Ce n’était pas au ministre de la Défense, à l’Hôtel de Brienne, de prendre ce genre de décision. Par ailleurs, y a-t-il eu utilisation d’armes incorporant de l’uranium appauvri ?
Certainement au Koweït. Dans les autres régions ? Il faudrait vérifier auprès du Pentagone. C’est peu probable à mes yeux.
Par ailleurs, il se peut aussi que les bombardements qui étaient des bombardements très intenses, notamment par B52, sur les lignes irakiennes, aient joué un certain rôle. Pouvait-il y avoir des vents qui ont ramené certaines substances toxiques ? Je n’ai pas les éléments de réponse. Il faut faire une étude. Les états-majors ont dû conserver tout cela.
Puis-je me permettre une réflexion en forme de boutade ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Bien sûr, Monsieur le Ministre.
M. Jean-Pierre Chevènement : Je me demande quelquefois si l’on ne s’interroge pas sur le syndrome de la Guerre du Golfe pour ne pas avoir à s’interroger sur la Guerre du Golfe elle-même.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous ne pensez pas que s’interroger sur le syndrome de la Guerre du Golfe est une manière de s’interroger sur la Guerre du Golfe elle-même ? Quand j’entends un certain nombre de représentants d’associations, je sens que les deux discours et les deux interrogations sont très liés l’un à l’autre.
M. Jean-Pierre Chevènement : Ce n’est pas la même chose. La notion de syndrome du Golfe implique des phénomènes de toxicité, peut-être des pathologies nerveuses, des choses qui relèvent de la médecine.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Justement, pour aller dans votre sens, vous avez dit avoir vu Saddam Hussein. Quelle est votre position sur la situation en Irak ?
Notre mission est allée aux Etats-Unis. Nous avons rencontré un certain nombre de responsables de l’ONU. On a été un peu surpris quand même par la position de l’ONU sur l’échange « Pétrole contre Nourriture » où l’on s’aperçoit que l’argent du pétrole irakien sert à financer le fonctionnement de certaines instances de l’ONU, de même sur le problème des sanctions, etc. D’un point de vue politique, que pensez-vous de la situation des Etats-Unis qui continuent à bombarder l’Irak et du fait que l’on n’arrive pas à lever cet embargo et de la position toujours frileuse de la France à l’heure actuelle ?
Vous voyez que l’on s’interroge quand même. Le syndrome de la Guerre du Golfe nous amène à nous poser des questions sur la situation actuelle de l’Irak.
En rencontrant Saddam Hussein, êtes-vous mis au courant de la situation de la population civile irakienne ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Si l’argent du pétrole irakien sert à financer l’ONU, il sert peut-être aussi de substitut à la contribution américaine à l’ONU jamais payée.
M. Jean-Pierre Chevènement : C’est 30 % des recettes qui sont dérivées vers le fond qui permet à la fois d’entretenir les missions de l’ONU et aussi de rembourser le Koweït des dommages subis pendant la guerre.
La résolution « Pétrole contre Nourriture » est intervenue en 1998. Je me suis moi-même rendu en Irak, mais auparavant j’étais allé en Jordanie et sur le chemin du retour je me suis arrêté en Israël et en Palestine, à Gaza ; donc, j’ai vu tous les dirigeants de la région : le roi Hussein, Saddam Hussein, Shimon Pérès, alors ministre des Affaires étrangères d’Itzak Rabin et Yasser Arafat.
A l’époque, ce dont il était question, c’était la fixation définitive de la frontière entre l’Irak et le Koweït. J’ai évidemment incité Saddam Hussein à accepter cette fixation, en lui remettant une lettre du Premier ministre de l’époque. Sa réponse a été de dire : « Mais après cela, on me demandera encore autre chose, puis encore autre chose. » Finalement, l’Irak a accepté le tracé de la frontière avec le Koweït. La Résolution des Nations Unies dont j’ai oublié le numéro était la résolution 981 ou 988.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce n’est pas plutôt la 687.
M. Jean-Pierre Chevènement : C’est peut-être la résolution 687. Cette résolution a été adoptée à la fin de la guerre en 1991. Cette résolution prévoit que, naturellement, l’Irak est frappé par l’embargo jusqu’à ce que l’on ait vérifié qu’il n’y a plus d’armes de destruction massive à sa disposition. Cette affaire qui aurait dû durer deux ou trois ans, dure encore aujourd’hui.
On peut considérer que l’Irak est aujourd’hui un pays qui n’est plus menaçant. C’est un pays détruit. Il a été ramené 80 ans en arrière. C’est très triste quand on a connu l’Irak auparavant car l’Irak était un pays développé, gai, moderne où il y avait tous les signes d’un développement très remarquable par rapport à la plupart des pays arabes que je connais. Quand on voit aujourd’hui la misère et le rationnement qui ne fait d’ailleurs qu’accroître l’emprise du régime, on mesure à quel point cette population a été réduite à un état misérable.
Je connais bien les Chaldéens, c’est-à-dire la minorité chrétienne. Grâce à eux, j’ai pu visiter un certain nombre de quartiers de Bagdad. J’en ai gardé un souvenir effrayant - c’était en 1994 - de promiscuité, des quartiers de Bagdad où des rats proliféraient, les ordures n’étaient pas enlevées, les maladies, les hôpitaux livrés à eux-mêmes, l’absence de médicaments, les universités n’ayant aucune revue qui soit datée postérieurement à juillet 1990.
C’est évidemment une situation très grave qui en même temps nourrit toutes sortes de rancoeurs dans le monde arabo-musulman. Traiter les problèmes de cette manière-là, c’est aller au devant de ce que l’on appelé le choc des civilisations. C’est un traitement disproportionné et inadéquat d’une situation qui naturellement motivait une réaction internationale, mais pas de cette ampleur, pas de cette durée. Voilà mon sentiment profond.
Quant au syndrome, il se peut qu’il y ait des éléments, mais je ne les connais pas. Il y a toujours des chocs nerveux en cas de guerre, des troubles de mémoire ou des choses comme cela, c’est ce que l’on observe ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Il y a plusieurs choses très différentes les unes des autres.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Simplement pour prolonger la question de notre collègue Michèle Rivasi, je voudrais demander au ministre s’il a entendu parler à son retour d’Irak de maladies qui n’étaient pas fréquentes avant les événements, du type des cancers, des sarcomes, lymphomes pour savoir si l’uranium appauvri ou des gaz avaient pu empoisonner ou rendre malade la population civile.
M. Jean-Pierre Chevènement : Non. J’ai vu des maladies comme on en voit dans tous les pays mal nourris, ce sont plutôt les séquelles de l’embargo : des enfants plus que maigrichons nés avant terme et placés sous couveuse, des mères squelettiques, etc. J’ai visité des hôpitaux où j’ai pu voir l’état d’extrême dénuement des malades quasiment abandonnés à eux-mêmes, avec quelques médecins ne disposant absolument d’aucun traitement ni équipement moderne.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez indiqué tout à l’heure en parlant du positionnement des Etats-Unis et plus généralement de l’Occident, il ne fallait pas s’étonner qu’un choc des civilisations puisse se produire dans l’esprit des musulmans et du monde arabe. Vous ne pensez pas qu’il est aussi étonnant que le choc des peuples contre leur tyran ne se produise pas plus vite que le choc des civilisations. Comment expliquez-vous cela ? Il y a quand même une nature particulière à ce régime.
M. Jean-Pierre Chevènement : Elle est particulière, mais quand on la compare à celle de beaucoup de régimes voisins, elle n’est pas substantiellement différente. Je ne veux pas, puisque mes propos seront publics, citer des pays voisins, mais certains d’entre eux ont utilisé des méthodes aussi radicales pour venir à bout de leur opposition. Nous sommes au Moyen-Orient. La démocratie ne fleurit pas spontanément sur cette terre.
Pour comprendre tout cela, il faut aussi tenir compte du phénomène du nationalisme arabe. Le parti Baas est un parti nationaliste, qui est également au pouvoir en Syrie. Il s’est formé dans l’entre deux guerres. Les théoriciens étaient d’ailleurs des gens qui avaient fait leurs études en France. Michel Aflaq, par exemple, se disait disciple d’Emmanuel Mounier. Ils ont élaboré une idéologie qui combine le socialisme, la laïcité, le nationalisme arabe. C’est un nationalisme comme on en a connu au XIXème siècle en Europe.
Quel rapport y a-t-il entre le gouvernement et le peuple ? C’est très difficile à percer. Ce gouvernement a été d’abord un gouvernement de coalition, mais s’est débarrassé du parti communiste, du parti démocratique kurde, du parti de Barzani. Les Kurdes sont très divisés. Les Kurdes ont un régime d’autonomie et on fait partie à un moment du gouvernement. Encore aujourd’hui, il y a des ministres kurdes. Par exemple, le ministre de la Santé, qui m’avait accueilli en 1994, était un médecin kurde.
L’Irak est un pays pluriethnique. Les Arabes Sunnites sont peut-être 25 % de la population. Les autres, soit ne sont pas des Arabes comme les Kurdes, soit sont des Arabes mais Chiites et c’est pratiquement la moitié de la population, soit encore des Chrétiens chaldéens, soit même des sectes. C’est un monde très complexe.
Le régime irakien qui est assis principalement sur une ethnie minoritaire, les Arabes Sunnites, se veut aussi un régime laïc pour s’attacher les minorités.
M. Charles Cova, Vice-Président : Pour revenir au sujet qui nous préoccupe principalement, c’est-à-dire la Guerre du Golfe, quel était le rôle de l’Etat-major particulier du Président de la République ? Avait-il des rapports spécifiques avec les Alliés sans être tenu de vous en tenir informé ?
Au sein de votre cabinet civil, en dehors de votre directeur de cabinet, y avait-il quelqu’un qui était particulièrement attaché aux opérations de la Guerre du Golfe ?
M. Jean-Pierre Chevènement : Le cabinet du ministre de la Défense est un cabinet à la fois civil et militaire. Son directeur était M. Dieudonné Mandelkern, Conseiller d’Etat. Le chef du cabinet militaire était le Général Monchal qui est devenu ensuite Chef d’état-major de l’armée de Terre, et son adjoint était le Général Germanos, aujourd’hui Inspecteur général des Armées.
Naturellement, nous suivions tout ce qui se passait et nous avions les rapports de l’EMA, c’est-à-dire du Général Schmitt qui supervisait l’ensemble. Les rapports passaient par moi. Je les annotais en les transmettant au Président de la République.
Effectivement, il est arrivé à un moment où le Président de la République a donné à son Chef d’Etat-major particulier, qui était mon ancien chef de cabinet, l’Amiral Lanxade, que j’avais hérité du précédent Gouvernement - il était précédemment chef de cabinet de M. Giraud - des missions à Washington. Je me suis rendu compte que beaucoup de choses se passaient directement en dehors de mon canal.
M. Charles Cova, Vice-Président : C’est bien ce que l’on avait cru penser.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le fait qu’il y ait eu votre démission et votre remplacement par M. Joxe, n’y a-t-il pas eu un manque qui a fait qu’au niveau politique on n’a pas toujours été mis au courant du déroulement des opérations ?
Je suis un peu surprise. Il y a eu l’utilisation de l’uranium appauvri. Il est sûr que les militaires ne vont pas dire que c’est dangereux puisqu’ils l’utilisent. Ce ne sont pas les mieux placés pour en connaître la dangerosité. Nous avons maintenant la confirmation qu’il y a également eu des gaz toxiques, notamment au travers de cinq alertes positives qui ont relevé du sarin, de l’ypérite, ou du gaz moutarde à faible dose, certes, mais il y a bien eu des détections positives.
M. Jean-Pierre Chevènement : Où cela ?
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A plusieurs endroits. C’était principalement dû à des bombardements américains sur des sites irakiens de stockage de produits chimiques. Cela ne dérivait pas d’une attaque chimique des Irakiens, mais des effets secondaires d’attaques américaines. On l’a su très tard. Même les Américains. Lorsque la mission s’est rendue aux Etats-Unis, elle a constaté que les membres du Congrès étaient furieux à l’égard du Pentagone qui leur a longtemps caché qu’il y avait des alertes positives toxiques.
Il y a eu aussi la prise de médicaments et les vaccins. Peut-être que c’est la synergie de tout cela qui fait que l’on rencontre aujourd’hui des problèmes.
Est-ce donc que le fait d’avoir démissionné, d’avoir été remplacé, fait qu’il y a eu une espèce de « flou » qui fait que ce sont les Armées qui ont été maître d’_uvre et que les politiques n’aient pas été très informés de tout ce qui se passait effectivement ?
M. Jean-Pierre Chevènement : On ne peut pas gérer des situations de ce type de la rue Saint Dominique. Si des bombardements ont lieu et si des émanations de gaz sarin se produisent, c’est un problème qui doit être réglé localement, à supposer qu’il soit signalé. Je n’ai le souvenir d’aucun signalement de ce type. J’avais des comptes rendus tous les matins de ce qui de ce qui venait de se produire puisque les bombardements avaient souvent lieu pendant la nuit. Je me suis efforcé de faire en sorte que les bombardements soient cantonnés aussi longtemps que possible au Koweït.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez quitté vos fonctions le 28 janvier et il y a eu des bombardements le 19, le 20, le 21, le 22 janvier ayant suscité des détections toxiques sur des sites où se trouvaient des forces françaises. C’est cela qui m’étonne dans l’information qui est donnée.
M. Jean-Pierre Chevènement : Dans les bases françaises ?
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela a été détecté à proximité des troupes françaises. Nous avons établi la liste des régiments concernés puisque nous avons conduit une étude sur ces faits. Nous connaissons maintenant les régiments qui ont été au contact avec ces doses de toxiques.
M. Jean-Pierre Chevènement : Des doses de quelle ampleur ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Faibles.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nos troupes avaient des Detalac qui détectaient 2 milligrammes par m3. 2 milligrammes en gaz toxique, c’est assez important. Les militaires portaient des masques, mais il s’est avéré que tous les militaires ne portaient pas forcément des masques car il y avait beaucoup d’alertes suivies de contre-alertes, etc.
M. Jean-Pierre Chevènement : Chaque fois qu’on allait là-bas et qu’il y avait une alerte donnée, dès qu’un missile partait d’un site irakien, vous mettiez votre masque. Cela m’est arrivé. C’était une routine.
Quant aux détections que vous évoquez, je n’en ai pas entendu parler. Je ne sais donc pas quelles étaient les doses relevées. Je suis un petit peu surpris car la Division Daguet opérait très loin du Koweït, à peu près à 250 kilomètres, il faudrait que vous regardiez sur la carte si c’est bien ce que j’ai gardé à l’esprit et, en face, on ne peut pas dire qu’il y avait une puissante armée irakienne. On ne savait peut-être pas très bien à qui nous étions confrontés et, en fait, il n’y avait pas grand chose.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce ne sont pas les Irakiens qui ont bombardé. C’est l’aviation américaine qui a bombardé des sites irakiens contenant des produits chimiques. Il y a eu des nuages toxiques et, avec les vents, ils se sont transportés à 250 kilomètres. On a vu avec Tchernobyl qu’à 2 000 kilomètres des retombées existaient bien, alors vous imaginez que 250 kilomètres, c’est rien à côté !
Les Detalac à proximité des troupes ont détecté. Puis avec les Detindiv, appareils qui permettent d’identifier un peu plus la nature des gaz, cela a bien été confirmé.
Tout le problème maintenant est de savoir à ces faibles doses quels sont les risques à long terme ? D’autant plus que ce n’étaient pas des alertes où tout de suite on mettait son masque. C’étaient des nuages toxiques qui venaient progressivement vers les troupes. Cela pour les 19, 20 et 21 janvier.
M. Jean-Pierre Chevènement : Ce sont donc les effets de bombardements américains ?
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui.
M. Jean-Pierre Chevènement : Les bombardements américains étaient quotidiens. Les Français ont bombardé l’Irak à partir du 24 janvier, je crois, en tout cas à une date antérieure à celle qui avait été initialement fixée. Il y avait une forte pression médiatique. On nous a accusés de « traîner les pieds », pour dire les choses clairement. Par conséquent, le Président de la République a dit : « Il faut passer maintenant à un stade supérieur. » Donc, on est passé à ce stade et on a bombardé dans la région d’Al Salman où nous devions intervenir. Voilà mon souvenir.
Cela dit, quant à l’ampleur des bombardements, j’ai cité un ordre de grandeur que je n’ai pas vérifié, mais qui m’a été rapporté. Si, sur l’Irak, a été déversé pendant cinq semaines l’équivalent de deux fois les tonnages qui ont été déversés sur l’Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale, cela a du certainement perturber l’atmosphère. Je ne suis pas météorologue, mais effectivement, je n’avais pas pensé au système des vents. Dans quel sens soufflaient-ils ? Seule une enquête plus précise pourrait le déterminer.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Y a-t-il d’autres questions ? Non. Je vous remercie, Monsieur le Ministre, pour votre contribution à nos travaux.
Audition de M. Alain RICHARD,
Ministre de la Défense
(Procès-verbal de la séance du mercredi 2 mai 2001)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président
M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, depuis la décision de la Commission de la Défense de créer en son sein une mission d’information sur ce qu’il est convenu d’appeler le « syndrome de la guerre du Golfe » et, par extension, sur le « syndrome des Balkans », nos travaux nous ont permis, grâce au concours actif de votre ministère, d’accéder à nombre d’informations nouvelles.
Aussi, notre réflexion est aujourd’hui pratiquement arrêtée, du moins pour ce qui est de la question des risques sanitaires potentiels ayant concerné nos forces au cours de leur déploiement dans le Golfe. Un premier rapport d’étape concernant le Golfe doit paraître dans quelques jours, plus précisément le 15 mai prochain, sous réserve de l’adoption de sa publication par la Commission de la Défense.
S’agissant des Balkans, nous allons poursuivre notre réflexion pour parvenir à des conclusions, qui seront elles aussi rendues publiques avant le terme de cette année. Là encore, Monsieur le Ministre, nous vous demanderons de nous communiquer des documents militaires déclassifiés à notre seul usage, comme vous l’avez fait avec beaucoup de célérité lors de la première partie de nos travaux. Au nom de la mission, je tiens à vous en remercier, ainsi que vos proches collaborateurs, notamment le Général Mourgeon qui a toujours répondu à nos demandes.
Dès la première des auditions publiques que nous avons tenues à l’automne dernier, les déclarations du Général Roquejeoffre ont permis de lever ce que nous pourrions appeler une confusion persistante sur les conditions d’administration aux forces de la Pyridostigmine comme antidote. La Commission de la Défense vous avait auditionné le 13 septembre 2000 ; le 2 octobre suivant, elle créait cette mission d’information, dont la compétence a été étendue aux Balkans en février 2001.
Le travail n’a pas manqué depuis lors. Nous avons auditionné un grand nombre de personnalités civiles, militaires, scientifiques ou encore des représentants du monde associatif. Nous avons également examiné des milliers de pages de documents officiels d’origine française ou étrangère. A cet égard, la mission a effectué deux déplacements à l’étranger : l’un en Grande-Bretagne, l’autre aux Etats-Unis. Les rencontres sur place avec des responsables politiques ou associatifs ont été particulièrement riches et intéressantes. Elles ont permis de conforter notre opinion sur certains points et plus spécialement sur les pratiques différentes qui existent au sein même d’une coalition entre alliés quant au soutien sanitaire aux forces.
L’organisation même d’un déploiement en théâtre extérieur révèle aussi, de façon plus générale, d’intéressantes constatations. La mission d’information a parfaitement conscience des difficultés et des contraintes qui caractérisaient, pour la France, la projection de quelque 25 000 hommes à plus de 5 000 kilomètres de la métropole, dans un contexte opérationnel très difficile. Une telle expérience mérite d’être étudiée et analysée au-delà des seules données opérationnelles, ne serait-ce que dans le but de mieux s’assurer à l’avenir des conditions du suivi médical à garantir aux militaires désormais professionnels après toute opération extérieure, jusque et y compris lorsque ceux-ci ont quitté les armées.
Ces problématiques semblent déjà avoir été intégrées dans la doctrine d’utilisation des forces en Grande-Bretagne et surtout aux Etats-Unis, avec la mise en _uvre du medical readiness et du military deployment, un double principe qui concerne non seulement les soldats mais également leurs familles.
Par rapport à ces deux pays, nous constatons un certain retard en ce domaine. Il est vrai qu’en France, les premières plaintes d’anciens combattants du Golfe portant sur leur santé n’ont été explicitement exprimées qu’à compter de l’année 1997, voire celle de 1998 ; en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, cette préoccupation a été prise en considération dès 1992 et 1993, au terme du dépôt des premières plaintes. De plus, il ne faut pas ignorer l’effet-nombre : près de 700 000 militaires américains ont été dépêchés dans le Golfe, ainsi que 53 000 militaires anglais, chiffres à mettre en comparaison avec les 25 000 militaires français présents sur le théâtre d’opérations.
Nous constatons ainsi que l’analyse de la littérature médicale sur le « syndrome du Golfe » demandée par le Gouvernement au groupe d’experts présidé par le Professeur Salamon avait été effectuée aux Etats-Unis plusieurs années auparavant par un organisme privé – la Rand Corporation - puis par l’Institut de médecine, instance de haut niveau dépendant de l’Académie américaine des Sciences, institution dont l’indépendance est statutairement garantie par le Congrès.
Les travaux de recherche et de publication sur ce sujet sont d’ailleurs, aujourd’hui encore, à plus de 90 % d’origine anglo-saxonne. Depuis 1994, les subventions du budget fédéral américain ont atteint quelque 155 millions de dollars en faveur des organismes engagés dans ces recherches, sans compter les soutiens matériels et financiers des agences spécialisées.
Vous comprendrez, Monsieur le Ministre, que nous nous interrogions sur les conditions dans lesquelles seront appelées à être appliquées les préconisations, désormais publiées, du groupe d’experts placés sous la responsabilité du Professeur Salamon.
Enfin, pour ce qui est des éventuels effets de l’usage d’armes incorporant de l’uranium appauvri, notamment de la toxicité des débris ou poussières qu’il génère, nous restons à ce stade de nos travaux, extrêmement attentifs : une totale dangerosité comme une absolue innocuité érigées en postulat constituent des pistes sur lesquelles, selon nous, il serait déraisonnable de nous engager définitivement.
Notre second rapport, consacré aux Balkans, approfondira bien entendu ce thème qui, dès l’opération du Golfe, s’est inscrit au c_ur de la réflexion et des interrogations qu’il convenait de poser.
Notre mission, qui n’a pas de vocation scientifique ou médicale, est par nature parlementaire. Elle participe du contrôle du Parlement sur l’action de l’exécutif et, par extension, sur la qualité et la sincérité des informations qu’il apporte à l’opinion. Nous n’avons pas pu, par exemple, mettre à jour le degré de connaissance des hauts responsables militaires de l’époque sur l’utilisation dans le Golfe par les Américains et, dans une moindre mesure, par les Britanniques d’armes incorporant de l’uranium appauvri.
Sur ce point, une équivoque n’a pu être levée au regard des déclarations faites devant nous par les Généraux assurant les plus hautes responsabilités de l’Etat-major en 1991. C’est la raison pour laquelle nous avons pris l’initiative d’adresser, le 7 février 2001, une lettre sur cette question à M. Colin Powel, aujourd’hui Secrétaire d’Etat des Etats-Unis et, à l’époque, Commandant en chef des forces américaines. A ce jour, aucune réponse ne nous est parvenue alors que nous demandions à cette personnalité éminente quelles avaient été les modalités d’information vis-à-vis des alliés quant à la décision d’usage sur place de ces armes, notamment pour des tirs d’appui.
Après ces quelques rappels, Monsieur le Ministre, je vous propose si vous y avez convenance, que nous procédions comme à l’accoutumée, c’est-à-dire que je vous donne la parole pour un exposé liminaire au terme duquel nous vous poserons les questions utiles au bouclage définitif de nos travaux.
En vous remerciant très chaleureusement pour votre présence et votre disponibilité constante au cours des derniers mois pour aider la mission à poursuivre dans de bonnes conditions ses travaux, je vous cède la parole.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Mesdames et Messieurs, je me présente à cette audition avec la préoccupation que nous devons les meilleures garanties possibles aux personnels de la Défense qui s’engagent au service de notre pays sur les théâtres d’opérations. Je tiens à dire notamment que, dans le cadre de notre nouvelle défense, professionnelle, vos travaux présentent une grande importance, car il nous faut rester exemplaires sur la protection sanitaire des personnels pour motiver et fidéliser les hommes et les femmes qui constituent notre communauté de défense et ceux qui la rejoindront demain.
Je rappellerai tout d’abord l’essentiel du contexte de l’engagement de nos troupes dans le Golfe et les conditions du combat, qui peuvent expliquer les constats différents faits entre la France et certains de ses alliés dans le développement de signes pathologiques résultant de la présence sur ce théâtre d’opération.
Comme vous le savez, le conflit a été mené par une coalition préparée à rencontrer l’opposition déterminée d’une armée irakienne perçue alors comme puissante et qui, en tout cas, avait fait ses preuves opérationnelles au cours d’une guerre longue - puisqu’elle avait duré huit ans - et meurtrière avec l’Iran.
La perception des risques était renforcée tout à la fois par le caractère nouveau de ce conflit pour les armées françaises - puisque, on le sait, durant toute la période antérieure, notre objectif stratégique principal avait été un conflit en Europe - et par l’existence d’une véritable menace liée à l’usage par l’Irak d’armes non conventionnelles, chimiques et bactériologiques. S’ajoutaient à ces conditions déjà difficiles, des contraintes d’environnement importantes, puisque l’on prévoyait que les affrontements se réaliseraient en zone désertique.
L’évaluation préliminaire des pertes potentielles par la hiérarchie militaire était donc élevée. Cette mise en perspective historique est, je crois, importante pour que votre mission d’information envisage le bilan de cette opération militaire dans toute sa réalité.
Par la suite, du fait de la supériorité technologique et numérique des membres de la coalition ainsi que de nombreux facteurs d’inefficacité de l’armée irakienne, le conflit s’est soldé par une victoire rapide de la coalition au prix d’un nombre comparativement faible de victimes dans nos rangs.
Les risques encourus par les militaires engagés dans le conflit du Golfe étaient, dans le contexte de 1990-1991, analysés. Ils ont fait l’objet d’une prévention et d’un traitement en amont correspondant aux règles et aux techniques en usage. Pour prévoir la protection des militaires français contre les effets d’une éventuelle offensive chimique, certains produits avaient été remis aux soldats individuellement : des seringues auto-injectables contenant de l’atropine, un anti-convulsivant, un antidote et des comprimés de Pyridostigmine.
Je souligne le fait que ce dernier produit n’a été pris qu’à l’occasion d’alertes identifiées, par certaines unités, sur une courte durée, au moment de l’offensive terrestre. Son efficacité dans la protection contre les éléments toxiques chimiques de combat justifiait largement son utilisation, s’agissant d’un produit longuement éprouvé. Les alliés américains et britanniques ont, au contraire, fait prendre à leurs troupes de la Pyridostigmine pendant toute la durée de leur séjour, ce qui correspond à des doses importantes pour le corps humain. Il faut noter cette différence, de même que leur attitude très différente quant aux pratiques en matière de vaccins.
Depuis le début de l’année 2000, est apparue dans notre pays une controverse sur l’existence d’un « syndrome du Golfe » touchant des militaires en France. Je note, comme l’a fait le Professeur Salamon, dans la présentation de son rapport il y a quelques jours, qu’il est méthodologiquement très difficile de démontrer l’inexistence d’un phénomène qui n’existe pas.
Si l’on veut rechercher les causes de l’émergence de cette polémique, on peut penser à la remise en cause générale de la technostructure, qui s’exprime dans notre pays comme dans beaucoup de démocraties au nom du principe de précaution. Ce mouvement rejoint et développe les précédents créés par les affaires du sang contaminé, de l’ESB ou encore de l’amiante. Il est associé à la montée d’initiatives venant d’associations, assorties d’ailleurs d’un soutien juridique, et bénéficiant de l’intérêt légitime de la presse.
Il faut ajouter à ces éléments de contexte général les effets du principe de secret qui entoure l’action ou la préparation opérationnelle de nos armées, lequel suscite inévitablement des interrogations.
Il me reste néanmoins à évoquer la réalité du besoin d’une profonde évolution des méthodes de travail de notre service des pensions pour une prise en charge graduée et adaptée des plaintes des anciens combattants sur une longue durée après un engagement. Le suivi individuel et personnalisé des 25 000 soldats français ayant servi dans la guerre du Golfe est rendu difficile par ce que j’appellerai, en osant le terme, une « traçabilité » que nous savons insuffisante au regard des nécessités d’aujourd’hui, des anciennes conditions d’emploi des personnels et des agressions auxquelles ils ont pu être soumis.
Je rappelle que tous les anciens combattants ont été soumis à une visite médicale dès leur retour du théâtre d’opération : ce n’est donc pas cet aspect du suivi, immédiat, qui est en cause. Par ailleurs, ceux qui ont continué de servir dans les armées ont fait l’objet, comme tous les militaires, d’une visite médicale annuelle qui permet un suivi étalé dans le temps.
En revanche, après la fin de service des personnels professionnels -dont la grande majorité, je le rappelle, fait une carrière courte -, notre système traditionnel, qui a été jusqu’à présent jugé très favorable, se fondait sur l’initiative personnelle des anciens militaires pour se faire examiner à la suite de l’apparition de signes médicaux, puis pour demander, si nécessaire, la prise en compte d’une conséquence de dommages physiques par une demande de pension. Or, on peut reconnaître que la possibilité d’apparition lente de conséquences à long terme est insuffisamment détectée par un tel système, ce qui pose une question indiscutablement nouvelle avec le type d’engagement que nos forces pratiquent aujourd’hui.
Je dois aussi reconnaître que si un mouvement de mise en cause a pu se développer, malgré l’existence d’études scientifiques qui établissent l’absence de pathologies spécifiques, c’est aussi du fait d’une communication insuffisante du ministère de la Défense qui a conduit l’institution à apparaître en position de faiblesse par rapport à des personnes s’estimant victimes et des organisations prenant leur défense. Ces insuffisances m’ont conduit, à l’automne dernier, devant la Commission de la Défense, à afficher de manière aussi claire que possible la volonté du Gouvernement de fournir une information loyale et soumise à débat. C’est une de mes préoccupations essentielles au sein de mes responsabilités depuis quatre ans et, dans ce dossier comme dans tous les autres, les membres de la communauté de défense doivent aider autant que possible à la recherche de la vérité.
C’est ainsi que mes services apportent aujourd’hui leur entier concours au travaux de votre mission d’information. Monsieur le Président Bernard Cazeneuve voulait bien en faire état à l’instant.
C’est dans le même esprit que j’avais décidé, à la même époque, en accord avec le Ministre de la Santé, la mise en place d’un groupe d’experts médicaux, dont la présidence avait été confiée au Professeur Salamon. Ce groupe nous a remis un rapport, que nous avons adressé instantanément au Président de cette mission d’information, concernant les conséquences sanitaires de l’engagement dans le conflit du Golfe, et que nous venons de rendre public.
Il en ressort que, par rapport à des populations civiles de même âge, aucun surcroît de mortalité ou d’effet sur la descendance n’a été relevé. De plus, cette étude qui retrace l’ensemble des travaux disponibles sur les anciens combattants américains et britanniques – puisque ce sont eux qui ont fait l’objet du maximum de publications pour les raisons que rappelait le Président Bernard Cazeneuve – fait ressortir que, sur l’ensemble de ces travaux, aucune relation n’a pu être identifiée entre les troubles dont se plaignent certains des anciens combattants et un facteur de risque particulier.
Les conclusions du groupe du Professeur Salamon indiquent notamment que les plaintes ou les signes cliniques présentés par d’assez nombreux vétérans américains ne peuvent être mis en relation ni avec l’exposition au gaz Sarin, ni avec les conséquences environnementales des incendies des puits de pétrole. On voit bien qu’il existe des éléments convergents pour mettre en doute l’existence d’un syndrome spécifique de la guerre du Golfe. C’est, en tout cas, ce que rapporte le groupe d’experts médicaux indépendants, au nom duquel parlait le Professeur Salamon.
Néanmoins, puisque dans le cas des effectifs plus nombreux des anciens combattants américains des signes, des symptômes et des plaintes ont été observés, le groupe d’experts a préconisé de poursuivre une étude collective globale du groupe des anciens combattants français du Golfe. A cette fin, le groupe d’experts a recommandé deux études sur le principe desquelles le Gouvernement s’est déclaré d’accord.
La première sera une étude épidémiologique, par questionnaire, sur l’ensemble des 25 000 soldats ayant participé à la guerre du Golfe avec de nouveau la possibilité d’un examen clinique et biologique proposé dans un établissement civil ou militaire. Pour assurer la transparence concernant ces questions sanitaires, M. Bernard Kouchner et moi avons décidé de confier à l’INSERM la mise en _uvre de cette étude exhaustive. La durée des travaux, dont l’orientation sera fixée par le groupe du Professeur Salamon, sera, dans notre estimation, de l’ordre de deux ans, pour un coût évalué à 6 millions de francs qui sera financé par le ministère de la Défense.
La seconde étude recommandée par le groupe d’experts, et que nous avons décidée, portera sur les causes de décès des anciens militaires français déployés dans le Golfe. Elle sera menée par l’Institut de veille sanitaire en coopération avec le Service de santé des Armées. Nous avons pensé qu’il serait judicieux d’étendre son champ aux anciens combattants français des Balkans, sachant, bien entendu, que le nombre de décès formant la base de cette étude était encore, et heureusement, extrêmement limité.
Par ailleurs, pour améliorer la connaissance scientifique de certaines pathologies liées aux situations de combat, des recherches en amont vont être poursuivies et renforcées, en particulier sur les interactions entre stress et vaccination - domaine spécifique aux situations d’affrontement militaire -, sachant que la question des multi-vaccinations donne déjà lieu à des programmes de recherche assez importants dans le domaine civil.
Enfin, nous prenons en compte la proposition émanant du groupe d’experts de créer à l’avenir un Observatoire de santé des militaires et anciens militaires, ce qui illustre notre souci que j’évoquais tout à l’heure de savoir comment améliorer la détection dans la durée des risques sanitaires à terme pouvant être présentés par les conflits d’aujourd’hui. Le but est donc de permettre aux combattants qui ont été soumis lors d’une opération à des risques sanitaires de bénéficier d’un suivi épidémiologique renforcé ainsi que d’une prise en charge adaptée après leur retour à la vie civile.
Ces études que nous entreprenons sur les conséquences sanitaires de la guerre du Golfe ne doivent pas, bien sûr, nous détourner d’une grande vigilance sur l’environnement des militaires dans d’autres opérations : ainsi, la surveillance des personnels exposés au plomb à Mitrovica se poursuit. Pour améliorer ce suivi sanitaire, les différentes composantes de nos forces armées cherchent à développer la qualité de l’observation durable des personnels et de leur information. Enfin, d’une manière générale, j’ai invité les services du ministère de la Défense à faire preuve de la plus grande transparence face aux interrogations concernant les suites médicales pouvant toucher des soldats ayant servi dans les Balkans.
Avant de terminer, je voudrais, comme l’a fait de son côté le Président Bernard Cazeneuve, revenir en quelques mots sur la question des munitions à l’uranium appauvri. La France, vous le savez, à la différence des Etats-Unis, n’a pas utilisé, en opérations, de munitions incorporant de l’uranium appauvri, que ce soit dans le Golfe ou dans les Balkans. Il est en revanche probable que des militaires français ont été amenés à se trouver, temporairement, à proximité de carcasses de chars détruits par les forces américaines avec de telles munitions. Mais nous le savons, l’uranium appauvri ne présente pas plus de risques radiologiques que le minerai d’uranium ou d’autres éléments à l’état naturel. De même, sa toxicité est comparable à celle des métaux lourds - comme le plomb - qui entrent dans la composition de nombreuses autres munitions et qui présentent le même type de risque sanitaire pour les personnels qui se trouvent à proximité des carcasses immédiatement après l’impact.
Cinquante années d’expérience industrielle d’utilisation de ce matériau n’ont mis en évidence aucune pathologie spécifique. Ce matériau est employé parce qu’il est d’une très forte densité : il est donc d’une très faible volatilité et ne présente pas de fortes possibilités d’inhalation. Les risques chimiques qui existent sont ainsi limités.
Je tiens également à souligner que le développement et la fabrication d’obus contenant de l’uranium appauvri dans notre pays ont été menés par la Délégation générale à l’Armement conformément aux règles en vigueur concernant les programmes d’armement. L’uranium appauvri ne constitue pas une substance prohibée au regard de notre législation nationale ou de la législation internationale. Le processus de développement a d’ailleurs été mené dans la transparence puisque la représentation nationale en a été tenue informée via la Commission de la Défense.
Depuis juin 1999, des investigations ont été conduites pour rechercher l’existence de dommages potentiels vis-à-vis des soldats qui manipulent ces munitions ou qui seraient amenés au cours d’opérations à se situer à proximité de chars détruits par des obus contenant de l’uranium appauvri. En outre, nous participons - notamment au sein de l’Alliance Atlantique - aux recherches et échanges d’informations organisés entre pays intéressés, parmi lesquels se trouve la Russie, pour déterminer le risque réel lié à l’utilisation de l’uranium appauvri. Les mesures effectuées ou en cours de réalisation dans les Balkans montrent la difficulté de trouver des traces de contamination susceptibles de présenter un impact sur la santé ou sur l’environnement.
Néanmoins, il convient de rester vigilants ; nous en sommes bien d’accord. Je tiendrai donc à l’avenir à votre disposition, ou à celle des commissions parlementaires intéressées, l’intégralité des données dont nous aurons connaissance sur ce sujet.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci Monsieur le Ministre. Nous allons à présent vous poser quelques questions.
M. Charles Cova, Vice-président : Au cours de son récent déplacement aux Etats-Unis, notre mission d’information a constaté que les rapports officiels américains faisaient état de détections de traces toxiques par les forces françaises, confirmées par le bataillon spécialisé tchèque, lui aussi dépêché dans le Golfe. Ces faits sont relatés dans un rapport de la Chambre des représentants de 1997, puis dans un second rapport émanant de la Commission des Anciens combattants du Sénat datant de 1998.
En outre, ces informations paraissent toujours être crédibles par les services de l’Assistant spécial auprès du Secrétariat à la Défense, désigné pour connaître les problèmes du Golfe. Ces détections seraient intervenues entre les 19 et 21 janvier 1991, aux environs immédiats de Riyadh et de la Cité du Roi Khaled, où étaient encore stationnées une partie de nos forces.
Le plus troublant est que nos interlocuteurs nous ont indiqué que des délégations conjointes du Sénat et du Pentagone se sont rendues au moins à deux reprises en Europe à des dates qu’ils ont situées, de mémoire, dans le courant des années 1997 et 1998, et qu’à l’occasion de leur passage en France, elles n’avaient reçu aucune réponse des autorités françaises sur ces questions alors que la chaîne du commandement avait enregistré ces détections en janvier 1991.
Pouvez-vous, Monsieur le Ministre, nous confirmer ces éléments et nous apporter des informations complémentaires sur ces rencontres ? Est-il exact que les autorités françaises - il conviendrait de préciser lesquelles - ont effectivement gardé le silence ? Le cas échéant, pour quelles raisons ?
Notre passivité à l’égard d’une demande de confirmation émanant des Américains pourrait, en effet, se retourner contre nous dès lors que, sur la question de l’uranium appauvri, vous leur avez demandé de faire preuve d’ouverture et, donc, de transparence dans l’information.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Nous avions envoyé, à partir des données dont nous disposions à l’époque, une correspondance à nos partenaires américains indiquant que nous n’avions pas relevé d’alerte chimique réelle à proximité de nos forces. C’est une erreur que nous avons reconnue après avoir conduit des investigations précises sur l’ensemble des documents dont nous disposions au Service historique de l’armée de Terre, ce qui nous a conduits, au cours des mois passés, à adresser une nouvelle correspondance aux Américains corrigeant la première. Cela a d’ailleurs été porté à la connaissance de votre mission d’information au mois de février dernier.
Cette contradiction qui a été relevée à partir d’une analyse plus approfondie de documents datant de dix ans, a donc été reconnue, communiquée et argumentée à nos partenaires américains. Nos soldats déployés dans le Golfe ont, en effet, fait des détections sous forme de doses extrêmement faibles de gaz toxiques, mais la raison pour laquelle cette confusion, cette insuffisance d’information, a pu se produire, réside essentiellement dans le fait qu’il n’y a eu aucune conséquence décelable chez aucun de nos personnels.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis ravie, Monsieur le Ministre, que vous répondiez ainsi parce que j’avais été surprise de lire la lettre en date du 14 mai 1999, qui avait été envoyée à M. Cohen, Secrétaire à la Défense des Etats-Unis d’Amérique, laquelle indiquait que la France affirmait clairement qu’il n’y avait eu que des fausses alarmes sans confirmation positive alors que vous-même, grâce à la déclassification de documents, nous aviez fait parvenir des documents indiquant qu’il y avait bien eu cinq alertes positives mentionnant des gaz de type Sarin, ypérite et gaz moutarde.
La mission d’information est assez intéressée de connaître les effets à long terme de la respiration à faible dose de ces gaz neurotoxiques. Les scientifiques compétents au sujet des gaz neurotoxiques sont des militaires. Qui peut nous apporter des réponses ?
Cela pourrait expliquer certains symptômes observés chez les militaires, sachant tout de même que, contrairement à ce que vous dites, aux Etats-Unis, sur les 185 000 soldats faisant l’objet d’un suivi sanitaire, il reste 3 000 cas dont on n’est pas capable d’expliquer les symptômes. Par ailleurs, le rapport du Professeur Salamon fait apparaître des symptômes inexpliqués.
D’un point de vue médical, on s’oriente de plus en plus vers une synergie de facteurs capables de provoquer ces symptômes inexpliqués. Nous sommes donc ennuyés de ne pas avoir de réponse à cette question concernant les faibles doses de ces gaz neurotoxiques. Peuvent-ils entraîner des effets secondaires ?
Par ailleurs, en ce qui concerne l’uranium appauvri, vous avez déclaré dans la presse que ce n’est pas un élément provoquant des radiations. Monsieur le Ministre, nous avons auditionné plusieurs médecins spécialistes en radioprotection : le problème n’est pas en soi celui de l’uranium métal, qui n’est qu’un faible émetteur gamma, mais celui des poussières radioactives qu’ont pu inhaler les soldats qui sont allés visiter des chars ou qui étaient à proximité de chars bombardés par des obus incorporant de l’uranium appauvri.
Comptez-vous modifier l’information des soldats sur le sujet car, si demain de nouveaux conflits éclatent, à mon avis, tant les Britanniques que les Américains continueront à utiliser ces armes redoutables ? Il faut tout de même informer les soldats que lorsque, demain, des chars seront bombardés, il faut qu’ils utilisent au moins des masques pour se protéger des poussières radioactives.
Pouvez-vous également nous confirmer que dans les sites où l’on usinait ces armes, qu’il s’agisse des sites de Gramat, Bourges ou Annecy, les ouvriers qui les manipulaient recevaient une information sur la radioprotection ?
On nous a dit, sans nous en donner l’explication, que l’on avait arrêté, en France, la fabrication de ces armes à base d’uranium appauvri. Pouvez-vous nous donner les raisons de l’arrêt de cette production ?
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Sur les effets des gaz toxiques à dose infinitésimale, je vous ai dit ce qu’est la perception de nos spécialistes depuis très longtemps, puisque la guerre des gaz est une réalité stratégique opérationnelle qui remonte à quatre-vingts ans. Dans notre pays, nous en avons fait l’expérience.
Par ailleurs, aucune publication faite, ni en France ni - d’après ce que je retire du rapport du Professeur Salamon - aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, n’illustre un facteur pathogène de ces expositions à dose infinitésimale. Il s’agit là de l’état de la science. Il peut changer comme il a changé dans d’autres domaines.
Je n’ai pas vu trace - et vous-même vous n’en avez pas mentionné - d’indications présentant une analyse scientifique en ce sens, ni son contraire d’ailleurs. C’est ce que nous savons, vous et moi. Je renvoie à cette observation faite par le Professeur Salamon : le débat, s’il consiste à demander à un partenaire quelconque, qu’il soit une autorité publique ou un groupe scientifique, de démontrer l’inexistant, est infini.
En ce qui concerne l’exposition aux conséquences en termes de toxicité de l’impact d’une munition à l’uranium appauvri, nous n’avons pas à modifier l’information et les consignes données aux militaires français ; cela a déjà été fait. Je ne peux vous dire à l’instant la date à laquelle nous avons donné les précisions sur le comportement à observer mais, de mémoire, il me semble que c’était le cas dès l’entrée de nos forces au Kosovo en 1999. Les consignes de sécurité sont donc déjà données.
Quant aux règles de sécurité qui ont été appliquées aux agents civils qui avaient à manipuler, surtout pendant les essais, le stock de munitions françaises d’uranium appauvri, je peux tout à fait faire parvenir les documents de référence à votre mission d’information puisqu’ils existent.
Enfin, l’arrêt de la fabrication de ces armes a été décidé depuis très longtemps puisque cette fabrication a correspondu à l’équipement de la génération de chars précédant ceux actuellement en service. Pour l’équipement du char Leclerc, nous avons considéré qu’il n’y avait pas d’impératif opérationnel à le doter dès maintenant de tels obus.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Monsieur le Ministre, on nous a dit que la fabrication de ces obus en France n’était pas opérationnelle du point de vue de la projection, qu’en fait nous ne possédions pas le savoir-faire.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Je ne comprends pas votre question.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : On nous a dit que l’on avait interrompu la fabrication de ces armes, un problème technique se posant au niveau de leur trajectoire.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Non, pas du tout.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela nous a été dit par des représentants de la société SICN, filiale de la COGEMA. La COGEMA fabrique les obus, mais l’arme est réalisée par la DGA.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Non, la COGEMA ne fabrique pas les obus. Elle élabore seulement la matière nécessaire aux munitions à uranium appauvri.
En ce qui concerne la capacité d’usiner et de fabriquer des projectiles qui suivent des trajectoires définies à l’avance, tous les essais qui ont été faits sur la génération de projectiles préparés pour les AMX30 ont montré que ces obus répondaient pleinement aux contraintes de trajectoires.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Monsieur le Ministre, je ne vous poserai pas des questions pour savoir si les gaz et l’uranium appauvri sont toxiques car ce n’est pas le rôle de notre mission d’information mais plutôt la tâche des experts médicaux. Notre objectif est de savoir si nos soldats ont été exposés à des risques.
Tous les spécialistes que nous avons rencontrés affirment qu’ils croient plus ou moins à la toxicité de l’uranium appauvri, même aux Balkans. Les Américains ont déploré des tirs fratricides et ils nous disent que les soldats atteints dans leur corps par des fragments d’uranium sont en bonne santé. Nous les croyons ; mon problème n’est donc pas là.
En revanche, j’ai remarqué que le stress était un facteur plus important. Les soldats avaient l’impression de subir une menace très forte, celle des gaz, ennemi d’autant plus pernicieux qu’il est invisible. Quand un gaz arrive, on ne le voit pas ; cela amplifie encore l’angoisse.
A ma grande surprise, bien que l’on reconnaisse que le stress est responsable de nombreux troubles psychiatriques - un cas s’est d’ailleurs déclaré dans ma circonscription quelques mois après la fin du conflit -, quand je demande au Secrétaire d’Etat chargé des Anciens combattants quel est le nombre de pensionnés pour atteintes psychologique ou psychiatrique, il me répond qu’ils sont une dizaine seulement. Cela me surprend. Est-ce que l’on ouvre bien le droit à réparation à nos soldats en cas de troubles dépressifs ou psychiatriques ?
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Sur cette question, la réponse faite par M. Jean-Pierre Masseret correspond à la réalité. Peut-être est-il allé plus loin lors de votre rencontre ; pour ma part, je pense qu’il serait important de connaître le nombre de cas de rejets, c’est-à-dire le nombre de cas dans lesquels on se trouve en présence de dossiers vérifiables a priori de pathologies imputables au stress, mais rejetés par le Service des pensions pour un motif ou un autre. Je crois me souvenir que ce nombre de cas de rejets doit être encore plus faible.
Je souligne – mais je suppose que cela a déjà été relevé par votre mission d’information dans ses travaux antérieurs – qu’au moment des opérations dans le Golfe, une des différences entre les conditions d’accompagnement sanitaire des militaires français et celles des militaires des autres forces, est qu’il existait au contact direct, au sein des unités sur le terrain, une présence du Service de santé des Armées bien plus importante que dans les autres armées et comportant des psychiatres. Nous étions le seul grand pays à avoir mis en place un tel dispositif.
Cela ne signifie pas que nous sachions tout sur l’étendue des cas et sur les conséquences sanitaires à long terme des stress de combat. Il s’agit d’un aspect qui justifie un travail d’une nature très différente de celui qui a été fait au cours des générations précédentes à l’issue des conflits, c’est-à-dire un travail d’observation dans la durée de personnes qui ont été exposées à des stress. Ce travail d’observation dans la durée soulève un grand nombre de questions scientifiques que nous ne pouvons pas développer de façon crédible ici, notamment celle de savoir comment caractériser et quantifier les facteurs représentatifs d’un stress, et celle recouvrant la notion plus générale de l’évolution dans la durée des conséquences médicales d’un stress.
Néanmoins, je crois que notre système de santé des armées est plus soucieux et plus actif sur cette question que la plupart de ceux des autres pays.
M. Jean-Louis Bernard : Monsieur le Ministre, je pense qu’il était important qu’il y ait la création de ces deux missions, celle de la Commission de la Défense et celle des experts indépendants réunis autour du Professeur Salamon. Cela nous a permis de progresser plus avant dans la connaissance de ce qu’est, ou n’est pas, le « syndrome » dit du Golfe.
Je voudrais malgré tout vous faire part de la déception qui fut la mienne en constatant que nous n’avons pas du tout été au courant du contenu du rapport du Professeur Salamon avant sa publication. Personnellement, j’ai découvert ses conclusions à la télévision, un matin. Notre Président avait reçu le rapport quelques heures avant sa diffusion. J’avais cru comprendre que nos missions devaient potentialiser leurs actions, être très complémentaires, échanger des points de vue. J’ai découvert quelque chose que j’aurais pu découvrir un peu plus en amont. Pourtant, cela aurait été très précieux, parce que le rapport du Professeur Salamon est une revue quasi exhaustive de la bibliographie ; or une grande partie de ce travail avait déjà été faite par notre mission et nous avions déjà des conclusions. J’ai peut-être aussi été déçu par un certain nombre de propositions. Je pense que notre mission vous fera des propositions plus importantes en matière de prévention, de prophylaxie, et de suivi. Nous le verrons dans quelques temps.
Si je regrette ce défaut de coordination avec le groupe d’experts indépendants, je dois, en revanche, reconnaître que notre mission d’information a bien travaillé et je tiens à remercier publiquement M. Bernard Cazeneuve de la qualité des travaux qui ont été effectués sous son autorité. Notre mission d’information a travaillé dans la sérénité, sans a priori, et sans prétendre atteindre la vérité. Au moins pourra-t-elle éclairer l’opinion publique et tailler des croupières à de fausses informations relayées par certains médias ou certaines associations qui, manifestement, ont pris du plomb dans l’aile au fur et à mesure de l’avancement de nos travaux. Nous pourrons sans doute vous rendre un rapport qui, probablement, s’approchera plus de la réalité que du fantasme.
Il est certain que le problème du stress a dû jouer un grand rôle mais, nous l’avons bien vu au cours de notre déplacement aux Etats-Unis, le stress est considéré, non seulement par les populations civiles mais sans doute encore davantage par les militaires, comme une sorte de complexe d’infériorité : admettre son stress est ressenti comme admettre sa peur devant le combat, sa peur de la guerre. Ceci peut sans doute expliquer la sous-estimation du facteur stress. Dans les pays étrangers, et peut-être dans le nôtre, dès que l’on parle de stress, les anciens combattants y voient l’évocation d’une certaine faiblesse morale devant le combat ; à mon avis, nous aurons beaucoup de mal à leur faire admettre que le stress a pu jouer un rôle dans le développement de certaines pathologies.
C’est d’autant plus difficile qu’en période de stress aigu, il existe parfois des signes cliniques : les gens tombent en syncope – c’est le malaise vagal de ceux qui sont devant un accident de la route. Il y a des marqueurs biologiques, mais dix ans après il est extrêmement difficile de trouver des marqueurs du stress. Là, on se trouve devant une difficulté majeure.
En ce qui concerne l’uranium appauvri, il est vrai que la lecture de tous les travaux, quels qu’ils soient, de toutes les équipes de spécialistes au monde, n’ont pas, semble-t-il, montré de dangers potentiels à brefs délais. Il conviendra sans doute d’être plus mesuré sur les effets à très longue échéance car on ne sait jamais ce qui peut arriver vingt ou trente ans après. Vous nous avez dit, Monsieur le Ministre, qu’il n’y a pas d’effet sur la descendance, mais pour pouvoir l’affirmer, il faut un certain recul. Ce n’est pas huit à dix ans après un conflit que l’on peut apprécier l’état sanitaire d’une descendance, d’autant qu’aujourd’hui, on peut procréer bien au-delà de vingt ou trente ans.
Enfin, je voudrais vous demander une confirmation. Des experts de la Rand Corporation nous ont dit que des émissaires américains étaient venus au moins à deux reprises au ministère de la Défense. Ils n’ont pas pu préciser les responsables ou les dates de leur visite. Il s’agit malgré tout d’éléments importants car, en effet, si leur voyage a été relativement tardif, cela peut expliquer le manque de réceptivité de la part de votre ministère ; en revanche, dans le cas d’un voyage très antérieur aux premières plaintes des associations des militaires, le manque de réactivité de votre ministère par rapport à une information qu’il était susceptible de détenir serait plus difficile à expliquer.
Je terminerai sur des considérations plus générales et peut-être plus philosophiques. On voudrait appliquer aux conflits, aux opérations extérieures, à la guerre, le principe dit de précaution. Si cela n’a aucun sens en ce qui concerne les affaires militaires, on devrait néanmoins s’efforcer de quantifier les risques. C’est à ce titre qu’un suivi pré, per et post conflit me paraît intéressant.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Je n’ai pas de commentaires à apporter à l’observation que vous faites sur le travail de votre mission et celui du groupe d’experts présidé par le Professeur Salamon. La Commission de la Défense a, de façon souveraine, fixé son objectif à votre mission parlementaire. Vos travaux, vous le disiez, se déroulent de façon cohérente et limpide vis-à-vis de cet objectif. Par ailleurs, un groupe d’experts médicaux s’est vu fixer, à la demande du Gouvernement, la mission de dresser un état de la littérature scientifique produite sur ces questions et, d’autre part, de proposer des recommandations de méthodes de suivi.
Je trouverais dommage qu’il y ait, dans votre esprit, une idée de compétition.
M. Jean-Louis Bernard : Je parlerai de coordination.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Vous disiez que vous entendiez faire des propositions « encore plus audacieuses ». Je ne suis pas sûr qu’il y ait lieu d’établir un palmarès entre les deux instances de travail, même s’il y a un environnement médiatique dans tout cela. Il y a bien deux missions différentes ; c’était clair dès le départ.
Deuxièmement, le fait que le stress soit une réalité médicale, physiologique et pathologique difficile à identifier pour les militaires en opération est en effet un problème. Si l’on examine cela avec un peu de distance et d’analyse historique, cela signifie seulement que nous nous fixons des objectifs de préservation et de remise en santé de nos militaires après un conflit beaucoup plus exigeants que ceux que nos pays démocratiques se sont fixés lors des conflits antérieurs et il n’y a pas longtemps encore.
Il est vrai que le bon vieux système de demande de pension et de demande d’examen médical, dans la dernière génération du feu où il s’est pratiqué, c’est-à-dire pour les anciens combattants des conflits d’Afrique du Nord, a été en réalité le moment où la prise en compte de cette réalité du stress de combat est entrée dans notre analyse des suites des conflits. Cependant, il y aura toujours des difficultés. Cela vient du fait que - vous l’avez très bien dit et je ne peux que rejoindre votre réflexion -, les risques rencontrés par les hommes et les femmes en mission militaire ne sont pas réductibles aux risques rencontrés dans la vie professionnelle courante. Cela fait partie du soutien moral qu’on leur doit parce qu’ils ne le font pas par la fantaisie de quiconque mais pour servir des intérêts majeurs du pays.
Quant à la détection par notre ministère de la Défense d’une réalité de signes pathologiques à forte fréquence chez nos partenaires américains, elle remonte aux années 1992-1993. Autrement, le ministère de la Défense aurait vraiment été le seul à ne pas savoir qu’il y avait de nombreux cas de plaintes ou d’allégations de signes pathologiques se comptant en milliers ou dizaines de milliers chez les vétérans américains. Tout le débat vient de ce que le nombre de signes allégués et de plaintes constatées chez les militaires français est sans commune mesure : ils se sont résumés à quelques dizaines. Tous les travaux récents le confirment.
J’ai apprécié d’ailleurs que la seule organisation qui affirme le contraire, l’association Avigolfe – qui n’a fourni jusqu’à présent aucune indication à quiconque sur ce qu’elle avait dans ses dossiers sur le sujet, ce qui a donné lieu, si j’ai bien compris, à une incompréhension entre elle-même et votre mission d’information - ait laissé entendre après la conférence de presse que nous avons faite Bernard Kouchner, le Professeur Salamon et moi-même il y a quinze jours, qu’elle « envisageait » de transmettre des informations. J’en suis satisfait. Cela permettra, si toutefois elle donne suite à cette intention, d’aborder sous un autre angle de vision la question de savoir s’il existe en nombre appréciable des anciens du Golfe qui présentent les signes cliniques observés en grand nombre aux Etats-Unis.
Comme je le disais sur un média il y a quelques jours, cette révélation tardive, très tardive, des données dont Avigolfe dit avoir la possession sera de toute façon utile. De deux choses l’une : ou cela confirmera que le nombre de cas vérifiables est resté extrêmement faible, justifiant ainsi que notre ministère n’ait pas eu la même démarche que ceux d’autres grandes démocraties où les cas ont été dénombrés par milliers ou dizaines de milliers ; ou cela révélera qu’il y a eu des cas très nombreux, qui n’auraient été connus de personne à l’exception de l’association Avigolfe, ce qui serait, me semble-t-il, un signe nouveau d’une réalité sanitaire grave, et pourtant restée totalement inconnue de tous, notamment de la médecine civile, pendant près de dix ans. Ce serait là une indication nouvelle sur l’état du système de santé publique français ! Je ne veux pas l’exclure d’avance. Je dis que, dans un cas comme dans l’autre, ce sera intéressant.
Enfin, je voudrais rejoindre votre conclusion car je retire de l’ensemble de ces débats le sentiment que nous avons changé de type de conflit en matière de santé. Quand on dresse le bilan de notre système de détection et de prise en compte des suites médicales des conflits sur trois générations du feu, par comparaison avec ce que l’on connaît dans les pays développés et démocratiques, nous constatons qu’il marchait bien parce que le nombre de gens exposés aux diverses atteintes représentait une masse. Par conséquent, même si les phénomènes ne touchaient que de faibles proportions, on arrivait à les détecter.
Désormais, le nombre de militaires qui auront été effectivement exposés, surtout si l’on subdivise par phases de conflit, se comptera en centaines ou milliers. Or, l’apparition de certaines atteintes peut être extrêmement tardive. Il nous faut donc mettre en place un système d’observation dans la durée, afin de déceler s’il apparaît un type de pathologie retardée chez nos anciens combattants. Il s’agit d’un mécanisme d’autant plus compliqué à mettre en place que la plupart des personnels concernés auront quitté le service, et qu’ils ne seront pas faciles à contacter individuellement.
L’issue de ces débats nous amènera à prendre position pour créer un tel système. Cela ne manquera pas de poser des questions de méthode scientifique assez compliquées. Mais il faut le faire, parce que c’est une volonté politique qui s’impose à nous.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, si vous m’y autorisez, je dirai quelques mots sur le sujet qui a été évoqué par M. Jean-Louis Bernard et vous-même concernant l’articulation des travaux de notre mission avec ceux du groupe d’experts indépendants présidé par le Professeur Salamon.
Nous avons parfaitement perçu au sein de la mission d’information que les travaux de chacun des deux groupes étaient, de par la nature différente des institutions et du cahier des charges, très différents et en même temps très complémentaires. Nous avions à examiner les conditions dans lesquelles les militaires français auraient pu se trouver exposés à des risques spécifiques sur le théâtre des opérations pendant le conflit du Golfe et pendant le conflit des Balkans et la mission diligentée par vous-même et par le Secrétaire d’Etat à la Santé avait pour double objectif, d’une part, de regarder l’ensemble de la littérature épidémiologique sur le sujet et, d’autre part, de préconiser un certain nombre d’études complémentaires destinées à assurer un meilleur suivi.
De ce fait, notre mission et le groupe d’experts indépendants par leur objet, par leur nature, par leur origine sont, comme vous l’avez souligné vous-même, très différents. Je pense qu’il était de la crédibilité de chacune de ces instances qu’elles conservent la parfaite maîtrise de leurs travaux.
En même temps, nous voyons bien que les éléments dont nous disposons – grâce d’ailleurs à la bonne collaboration entre l’institution parlementaire et l’exécutif, notamment le ministère de la Défense -, sur les conditions dans lesquelles nos militaires ont pu se trouver exposés et les critères méthodologiques et scientifiques à partir desquels pourraient être engagées des enquêtes cas-témoin, auraient pu inspirer utilement les travaux du Professeur Salamon. De même, les informations que le Professeur Salamon a retiré de son analyse des études épidémiologiques existantes et les préconisations qu’il peut formuler peuvent avoir des conséquences sur les propositions que nous-mêmes pouvons être amenés à émettre dans quelques jours, à destination non seulement de l’opinion publique mais aussi de l’exécutif.
C’est la raison pour laquelle, sans que nous le disions d’une manière polémique, nous aurions souhaité que la volonté conjointe d’un travail en commun qui avait été manifestée puisse se poursuivre jusqu’à la publication des rapports et que le Professeur Salamon puisse venir, en même temps qu’il présentait publiquement son travail, devant notre mission de manière à ce qu’un ultime échange, avant publication des deux travaux, puisse avoir lieu. Ce n’est rien que cela qu’évoquait M. Jean-Louis Bernard, sans rien retirer à ce que vous dites sur la nécessité de garder une parfaite indépendance de vue des deux institutions pour la crédibilité même des travaux. C’était d’ailleurs un souhait que vous aviez manifesté de voir le Parlement poursuivre son chemin en toute indépendance.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Je pense que personne n’avait la volonté d’influencer par le dialogue les conclusions du groupe d’experts totalement indépendants, ni du côté du Parlement, ni du côté du Gouvernement - car nous n’avons pas eu de discussions avec le Professeur Salamon et son équipe avant la parution de ses conclusions.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous pensons, Monsieur le Ministre, que nos travaux peuvent être utilement amendés par la réflexion du Professeur Salamon. Nous n’en serions en aucun cas choqués puisque, par le travail en cerveaux connectés, la réflexion s’amende, s’améliore et s’enrichit. Nous pensions que cela pouvait aussi marcher dans l’autre sens. Finalement, cela marchera dans le sens Salamon-Parlement et pas dans le sens Parlement-Salamon, puisque son rapport a été rendu avant qu’il ait pu entendre les quelques éléments concernant le contenu de nos travaux.
Toutefois, tout cela reste en fait très marginal par rapport au fond des choses, c’est-à-dire ce qui a été publié par le Professeur Salamon et son groupe et ce qui sera publié par nous dans quelques jours.
Je reviens à présent sur des sujets que vous avez évoqués à l’occasion de cette audition et que vous aviez également évoqués lors de votre première audition devant la Commission de la Défense et, tout d’abord, sur le principe de précaution.
Vous avez indiqué que les premiers éléments d’information dont vos services ont disposé concernant l’existence de pathologies dans des armées qui avaient été engagées dans ces opérations, étaient apparus en 1992 et que le ministère de la Défense en avait eu connaissance dès le début des années quatre-vingt-dix. Quelle est la portée du principe de précaution en la matière ?
Consiste-t-elle, dès lors que des informations de ce type sont portées à la connaissance du ministère, à rappeler pour examen ces soldats -en sachant qu’il y a, bien entendu, une différence de traitement que vous avez vous-même soulignée en matière de vaccins et de prise de la Pyridostigmine selon les armées - pour vérifier quel est l’impact sanitaire de l’engagement, ou le principe de précaution doit-il consister à ne déclencher un suivi médical que dès lors que des pathologies apparaissent dans nos propres armées ?
La question se pose sur ces sujets et, de manière très générale, dans d’autres domaines. On l’a vu lors de l’affaire du sang contaminé, quand le problème du rappel des transfusés s’est posé aux services de santé civils dans des termes comparables. Ce sont des sujets compliqués et difficiles.
Ma deuxième interrogation porte sur l’affaire de la Pyridostigmine et sur la manière dont les informations circulent entre les différents services de votre ministère.
J’ai cru comprendre – et je vous en demande confirmation, Monsieur le Ministre – que ce sont les Etats-majors qui donnent l’instruction de prendre les médicaments et non le Service de santé des Armées, ce dernier veillant à ce que les substances médicamenteuses dont l’ordre était donné qu’elles soient prises par l’Etat-major n’aient pas d’impact sur la santé à long terme. Mais c’est l’Etat-major qui donnait la consigne d’administration de ces substances.
Nous savons, grâce aux documents déclassifiés que vous nous avez fait parvenir, qu’instruction a été donnée de les prendre mais pas d’arrêter de les prendre. De toute façon, on ne les prend que dès lors qu’il y a une attaque ; on peut donc imaginer qu’une fois l’attaque terminée, on ne continue pas à avaler cette Pyridostigmine comme l’on croque des tic-tac dans sa voiture un jour d’embouteillages. Donc, nous pensons que leur prise a été arrêtée après la fin de l’offensive, même si aucune instruction écrite n’a été donnée en ce sens.
Cela étant, comment circule l’information sur ces affaires sanitaires dans le cadre d’une opération militaire extérieure entre le Service de santé des Armées et l’Etat-major des Armées ? Lorsque l’Etat-major des Armées donne des instructions, existe-t-il un dispositif de pilotage conjoint sur le théâtre des opérations entre lui-même et le Service de santé des Armées pour veiller à ce que l’effet induit de l’absorption de ces substances médicamenteuses soit bien mesuré ? Existe-t-il des protocoles en amont des ordres donnés par l’Etat-major des Armées qui permettent de vérifier la liste des contre-indications et de suivre un certain nombre de militaires dont on sait qu’ils ont présenté des pathologies spécifiques qui peuvent présenter aussi des contre-indications ?
Comment cela se passe-t-il très concrètement ? Les préconisations que vous formulez au regard du retour d’expérience du Service de santé des Armées et des armées elles-mêmes, prennent-elles en compte des éléments nouveaux de ce point de vue ?
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Sur le premier point, je me bornerai à ce que j’ai dit précédemment. J’en prends le risque : il y a eu un nombre infime de cas de plaintes fonctionnelles vérifiables qui ont été présentées par des anciens militaires du Golfe et ne correspondent pas à des pathologies bien connues.
Ces faits se sont produits il y a dix ans. Il peut toujours survenir que l’on découvre, alors qu’aucun signe n’était détectable ni par notre appareil de santé militaire – et j’y insiste s’agissant de personnes qui sont en très grande majorité des civils – ni par l’ensemble de l’appareil de santé civil, que des centaines ou des milliers de gens aient présenté ces signes et que tout le monde l’ait ignoré. Ce serait alors, dans notre pays, une réalité sanitaire extraordinairement nouvelle, qui ne concernerait pas seulement la défense parce que cela peut être vrai aussi d’une maladie professionnelle ou d’une maladie infectieuse.
Allons-nous découvrir que nous sommes un pays dans lequel des maladies cheminent, que des signes cliniques avérés sont présentés par des centaines ou des milliers d’individus sans que personne ne le sache ? Si l’on aboutit à ce constat, on aura découvert quelque chose d’important qui dépassera de loin le monde de la défense.
Je ne suis toutefois pas convaincu que l’on parviendra à cette découverte. Jusqu’à présent, rien n’a apporté de signes dans ce sens et l’attitude dilatoire de l’association Avigolfe ne plaide, en l’état actuel de nos réflexions, pas spécialement dans le sens de la survenance imminente d’une révélation fulgurante.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Je dois dire, Monsieur le Ministre, que nous avons souhaité interroger l’association Avigolfe, venue témoigner devant notre mission d’information, et que celle-ci ayant quitté la salle au terme d’une déclaration liminaire extraordinairement agressive à notre encontre, nous n’avons pas pu obtenir les éléments d’information dont vous parlez.
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Je n’ai aucun commentaire à faire. Je dis simplement qu’aujourd’hui, nous n’avons pas de données. C’est ce que je me suis borné à dire depuis le début.
Je vois que Mme Rivasi a retenu comme un signe qui lui paraît peut-être important une interview que j’ai donnée au Figaro. Beaucoup, dont elle, ont glosé sur le titre de cette interview. Ce titre est du Figaro, dont je rappelle que c’est un journal de l’opposition, qui n’a pas particulièrement vocation à saluer l’action du Gouvernement. Ce serait, d’ailleurs, une déception pour tout le monde. (Sourires.) Et aucun de mes propos ne recoupe ce qui figure dans ce titre. Ce sont des petits malheurs qui arrivent à tous les gens qui donnent des interviews, Mme Rivasi le sait.
Quant au protocole de prise de la Pyridostigmine, il répond tout à fait logiquement au schéma que vous avez évoqué. Il y a des consignes de combat qui sont liées au risque NBC. Les prises de médicaments ou de substances figurant dans ces protocoles ont été préalablement expertisées et analysées par le Service de santé des Armées. Personne n’improvise en la matière. A la limite, si l’on veut porter une critique, un tel système présenterait la faiblesse de ne pas pouvoir mettre en _uvre une solution « à chaud », trouvée pendant le combat. On ne peut utiliser en matière de protection contre le risque NBC que des solutions qui ont été éprouvées, travaillées et préparées auparavant.
La Pyridostigmine est une indication préconisée face à un risque d’agression chimique. Ce risque existait puisque, précisément, une partie des discussions depuis lors, qui font partie du champ du travail de votre mission d’information, a consisté à savoir s’il y a eu des signes plus ou moins distants d’agression chimique vérifiée de la part des forces irakiennes.
Dans un cas de ce type, une instruction est donnée par le commandement de prendre de la Pyridostigmine pendant la période de l’alerte chimique. En période opérationnelle, si l’on connaît le début d’une alerte chimique on en connaît également la fin. Il n’y a pas d’incertitude pour savoir si on est encore en période d’alerte chimique. Donc, la consigne et le protocole sont ceux que je viens de vous indiquer.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Monsieur le Ministre, concernant l’ambiguïté sur la prise de Pyridostigmine par les militaires français, je me suis posée la question de l’articulation entre le Service de santé des Armées et votre cabinet. Comme l’indiquait M. Bernard Cazeneuve, entre le fait que vous n’avez pas eu l’information sur la prise de Pyridostigmine en disant que seuls quelques soldats en avaient absorbé alors que nous avons appris qu’en fait, ils étaient près de 9 000 à l’avoir fait, entre le fait que vous nous indiquez aujourd’hui – et c’est le travail qu’a accompli la mission – sur ces gaz neurotoxiques qui ont été émis par les bombardements de l’aviation américaine sur les sites irakiens – que les choses soient claires, ce ne sont pas les Irakiens qui ont envoyés des Scud contenant des produits chimiques…
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : … Mais les munitions chimiques en question avaient tout de même été stockées là par les Irakiens.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : C’est bien ce que je vous dis. Cependant, pendant très longtemps, nous avons entendu dire qu’il n’y avait pas eu d’émissions de gaz neurotoxiques et c’est seulement en consultant les documents que l’on apprend qu’il y en a eu. Les Américains eux-mêmes disent que lorsqu’ils sont venus en France, ils n’ont pas obtenu ces informations. Et vous nous dites maintenant que vous leur avez donné cette information seulement après vérification approfondie des données de vos services.
Il y a donc bien quand même un problème de diffusion de l’information entre ce qui s’est passé et les précisions que vous nous donnez. C’est de là que vient l’ambiguïté que l’on ressent et qui pousse les associations à se poser des questions.
S’agissant de votre argumentation, je conçois que si des milliers de personnes avaient été concernées, on peut supposer que cela se serait su. Admettons que des centaines de personnes soient en cause – il y a tout de même eu 300 dossiers déposés et mettons qu’il y ait 150 à 200 dossiers au niveau d’Avigolfe -, ces gens sont sortis de l’armée et le système santé civil ne peut pas répondre à leurs demandes. En effet, quand, malade, vous allez chez un médecin, il ne sait pas exactement le pourquoi de vos symptômes. Nous avons recueilli des témoignages de médecins qui disaient qu’ils ne savaient pas pour quelle raison apparaissent tels ou tels symptômes, tels ou tels problèmes neuromusculaires, etc. Comment voulez-vous que, sans centralisation des données, remonte une information permettant de mettre en lumière l’existence d’un véritable problème touchant tous ces anciens militaires qui se rendent chez des médecins civils, partout en France ?
Nous avons un système complètement dispersé. Si vous mettez en place l’Observatoire que propose le Professeur Salamon, il s’agira d’un acquis très intéressant car les anciens combattants qui auront quitté l’armée pourront alors aller voir des médecins qui seront – il faudra un agrément – en mesure de récolter ces informations et de leur donner un sens. Ce sera un outil qui pourra faire avancer les choses.
Pour en revenir à mes interrogations, pensez-vous qu’il serait utile d’améliorer les appareils de détection, car on peut imaginer que lors des prochains conflits, le problème chimique ainsi que celui de la radioactivité seront toujours d’actualité ? Il faudrait avoir des matériels plus performants. Le ministère de la Défense accordera-t-il un financement plus important pour tout ce qui concerne les moyens de protection des militaires et de prévention des risques NBC ? Un effort particulier sera-t-il fait en ce domaine ?
M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Le premier point dont vous faites état, c’est-à-dire la détection de traces d’agents chimiques - je dis bien de traces sans effet pathologique - à proximité du stationnement des troupes françaises, sera l’un des apports de l’activité de la mission d’information, mais je crois qu’il n’y aura pas beaucoup d’autres faits nouveaux par rapport à ce qui était déjà établi sur un conflit qui a eu lieu il y a dix ans. Les cas détectés, c’est-à-dire ceux portés à la connaissance de quelque autorité de santé que ce soit, ont été en très petit nombre, pour ce qui ne relevait pas de maladies clairement identifiées.
Le travail de recherche et l’analyse exhaustive de nos documents opérationnels a été repris à l’occasion de ces investigations et a fait apparaître une information, dont ensuite chacun pourra, à sa guise, apprécier l’importance, et dont je rappelle, en final, qu’aucune atteinte décelable concernant un militaire français n’est apparue depuis lors. Aucune ! Personne ne dit le contraire.
Ensuite, vous pouvez, pour des raisons qui vous sont propres, choisir de donner de l’importance à cet élément. Nous verrons bien si vous convainquez. Mais, vu de l’ensemble du débat, le fait que la mission d’information ait obtenu communication d’un élément qui n’était pas connu auparavant est, me semble-t-il, un signe de transparence.
En ce qui concerne la question de la précision des appareils de détection des agents chimiques, nos forces possèdent des appareils qui discriminent les traces d’atteinte chimique. Nous pouvons alors supposer que les résultats en matière de détection, même éloignée, d’éléments de menaces chimiques ont été améliorés. Ce travail d’amélioration des matériels a donc déjà été accompli.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions, Monsieur le Ministre, pour votre contribution à nos travaux.
N°3055 – RAPPORT D’INFORMATION – COMMISSION DE LA DÉFENSE -Engagement des militaires français – Guerre du Golfe – Balkans : risques sanitaires spécifiques -M.Bernard CAZENEUVE, Mme Michèle RIVASI, M.Claude LANFRANCA – AUDITIONS – 3eme Partie
Audition de Mme Marie-Claude DUBIN, journaliste
Audition de Mme Marie-Claude DUBIN, journaliste
Archives | 15 mai 2001
(Procès-verbal de séance du mardi 9 janvier 2001)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous recevons ce matin Mme Marie-Claude Dubin, journaliste.
Mme Dubin, nous vous accueillons aujourd’hui en raison de votre qualité de journaliste indépendante ayant participé à plusieurs conflits dans lesquels les troupes françaises se trouvaient impliquées, et notamment la guerre du Golfe, même si vous vous êtes également rendue au Rwanda et dans les Balkans. Vous avez dû faire preuve d’une grande témérité sur le théâtre des opérations et d’une certaine pugnacité dans la relation avec nos Armées pour obtenir des informations sur place, dans des conditions qui ont parfois été difficiles.
Nous sommes intéressés par ce que vous auriez pu constater sur les théâtres d’opérations, notamment dans le Golfe, en sachant que vous avez été amenée à suivre des opérations militaires qui, pour un certain nombre d’entre elles, étaient des opérations lourdes. Je pense notamment à la prise d’As Salman, au cours de laquelle vous étiez présente. Nous sommes bien entendu également intéressés aujourd’hui par deux sujets, ce qui n’exclut pas pour autant l’ensemble des autres points que vous souhaiteriez évoquer devant la mission : tout d’abord, vous êtes, depuis un certain nombre de mois, malade. On peut donc se poser la question du lien pouvant exister entre les maux dont vous souffrez et votre présence sur le théâtre des opérations pendant la guerre du Golfe. Ensuite, compte tenu de ces maux dont vous souffrez, vous avez été amenée à être en contact avec un certain nombre de structures médicales, et les choses ont paru, là aussi, assez compliquées. Votre témoignage est donc pour nous précieux.
Je vous propose de nous présenter un exposé introductif, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.
Mme Marie-Claude Dubin : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, j’ai eu, pendant la guerre du Golfe, la chance ou la malchance de bénéficier d’un petit scoop, puisque je suis partie avec les démineurs de la Légion étrangère du 6e Régiment étranger de génie (REG). Ensemble, nous nous sommes rendus à As Salman, la première base aérienne en territoire irakien, dont la prise était indispensable pour débloquer le verrou irakien. Lorsque nous y sommes arrivés, sept GI de la 82e Airborne venaient de sauter sur des explosifs ; la Légion étrangère a donc été aussitôt chargée de dépolluer cette base.
Je suis donc entrée avec le Colonel de la Légion dans la base. Tous les hangars avaient été percutés par des obus dont près de la moitié n’avait pas explosé. Je me souviens d’ailleurs que le Colonel n’avait pas l’air heureux : il découvrait des choses qui ne semblaient pas correspondre aux éléments d’information qui lui avait été fournis par les services de renseignement américains. Il trouvait notamment que ces derniers s’étaient volontairement montrés, d’une certaine façon, trop pessimistes. Il s’attendait à découvrir un avion sur deux encore rangés dans les hangars, or il n’y en avait plus un seul et il ne s’attendait peut-être pas à voir autant de munitions et de bombes dont la moitié n’avait pas explosé.
Je me souviens de ses paroles : « Que de cochonneries, que de cochonneries ! ». A-t-il vu ce jour-là qu’il s’agissait d’obus à uranium appauvri, je n’en sais rien. Mais il était effectivement étonné devant tant de désinformations de la part des Américains. Je pense qu’il y avait un grand nombre de munitions pas très saines, notamment pour les personnes qui en respiraient les émanations.
Par ailleurs, je me suis rendue dans un autre endroit où j’aurais pu attraper des saloperies. Je suis entrée dans un char irakien, un T54, qui, apparemment, avait été atteint par un obus à uranium appauvri. Le char n’étant pas miné, j’avais libre cours pour exercer mon métier. J’ai donc pénétré dans ce char. J’y suis restée un bon moment, environ trois quarts d’heure. Je cherchais un carnet de bord car je voulais comprendre la guerre du côté des Irakiens, étant donné que nous n’avions pas eu la moindre image de ce côté-là, c’est-à-dire quelque chose qui puisse m’expliquer le déroulement de leur guerre. On me dit aujourd’hui que se trouvaient sûrement dans ce char des particules d’uranium appauvri. Ceci explique peut-être cela.
Sur le moment, je ne me suis pas du tout sentie malade, mais moins d’un mois après mon retour, le médecin du journal pour lequel je travaillais m’a ordonné d’effectuer une prise de sang. Nous nous sommes alors aperçus que le taux de mes plaquettes sanguines avait triplé. Les plaquettes servent à faire coaguler le sang, mais elles peuvent aussi entraîner un caillot mortel dans le cerveau. Pendant dix ans, je me suis donc inquiétée de ces plaquettes, me disant qu’il y avait certainement un rapport avec la guerre du Golfe, mais sans savoir pourquoi ni comment. Ce médecin, qui suivait mon état de santé, a mis des années avant de me montrer une coupure de presse américaine faisant état de la contamination de militaires américains. C’était le début de ce que l’on appelle le « syndrome du Golfe ».
J’ai effectué, pendant près de dix ans, des prises de sang régulières. Cela n’a pas servi à grand-chose : on ne savait pas quoi chercher, ni où chercher, ni même comment le chercher.
Depuis quelques mois, on commence à parler du syndrome du Golfe en France. Je me suis donc décidée, à partir du mois de mai dernier, à retourner dans les hôpitaux pour essayer de déterminer ce dont je souffre. D’habitude, lorsque j’arrivais dans un hôpital et que je parlais de syndrome du Golfe, j’avais droit à un sourire narquois et au mieux on me demandait si je n’avais pas eu un accident au 18e trou du parcours ! Maintenant, quand je parle, les médecins ont l’air de savoir de quoi il s’agit.
Je suis allée voir un hématologue à l’hôpital Necker qui m’a renvoyée sur le service de deux spécialistes français qui, apparemment, menaient des recherches secrètes sur le syndrome du Golfe. Parallèlement, je suis allée dans les hôpitaux militaires, car je souhaitais confronter leurs méthodes de recherche et les résultats dont je disposais. Pendant plus de trois mois, je me suis donc fait examiner à la fois dans les hôpitaux militaires et dans les hôpitaux civils. A la fin, j’ai obtenu des résultats diamétralement opposés, avec des méthodes de recherche sans doute, elles aussi, diamétralement opposées.
Je ne sais pas si j’ai prouvé quelque chose. J’ai simplement prouvé qu’il était très difficile de savoir ce que l’on avait et que l’on vous facilite guère la tâche.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mme Dubin, je vous remercie d’être venue témoigner devant la mission d’information. Je voudrais revenir sur ce qui s’est passé à As Salman.
Pouvez-vous nous donner des précisions sur le travail des légionnaires ? Comment étaient-ils équipés et comment, vous, étiez-vous équipée ? Par ailleurs, le Général Roquejeoffre nous a indiqué que lorsqu’il s’est rendu sur la base d’As Salman, il était en tenue « » NBC » » et portait un masque. Le Général Janvier nous a indiqué que, lui, ne portait pas de masque.
Enfin, pouvez-vous nous dire de façon plus précise comment se sont déroulées sur place les opérations de dépollution.
Mme Marie-Claude Dubin : En ce qui concerne l’équipement, j’étais effectivement en tenue « NBC », mais la capuche retournée et sans masque. Cette tenue me servait davantage de survêtement que de protection. Je n’étais donc pas équipée en tenue « NBC », le Colonel et les démineurs de la Légion non plus. Personne ne nous a dit de mettre notre équipement.
J’ai entendu certaines personnes dire qu’elles avaient mis leur équipement parce qu’il y avait un vent de sable, or je me souviens d’un grand soleil – j’ai d’ailleurs des photos qui le prouvent. Nous n’avions donc aucune raison de nous équiper contre le vent de sable ou contre un risque chimique. Je pense que c’est en connaissance de cause que la Légion étrangère s’est rendue à As Salman mains et visage nus.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Madame, je souhaiterais pour ma part avoir des faits et des dates précis. Combien de temps après sa destruction avez-vous pénétré dans le char irakien dont vous nous avez parlé ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je ne peux pas vous dire exactement quand ce char a été détruit. Je puis simplement vous indiquer que nous nous en sommes approchés dès le premier jour de l’attaque terrestre, c’est-à-dire le 24 février.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Pourriez-vous nous donner quelques informations sur la manière dont les militaires français communiquaient à destination des journalistes et quelles étaient les informations données, à l’époque, sur les risques chimiques, et éventuellement sur l’utilisation d’armes à uranium appauvri, voire sur les protections qui devaient être mises en _uvre ?
Mme Marie-Claude Dubin : Il n’y a pas eu de briefing particulier juste avant l’offensive terrestre. En revanche, il y a eu un briefing général à Riyadh, destiné à tous les journalistes. A cette occasion, on nous a présenté un Colonel qui était présenté comme le grand spécialiste pour l’armée française de la protection « NBC ». Il nous a donné des conseils en cas d’attaque chimique. Je lui ai demandé si je pouvais, au cas où l’un de mes confrères perdrait son masque à gaz, lui donner le mien. Après un moment de réflexion, il a soupiré et m’a répondu : « C’est très courageux, Madame, vous pouvez bien entendu lui passer ». Quand j’ai raconté cette histoire à d’autres militaires, ils ont éclaté de rire et m’ont dit que dans une telle situation, il y aurait deux morts au lieu d’un ! J’ai donc des doutes sur la formation aux techniques de protection « NBC » qui a été délivrée aux journalistes, mais également sur celle destinée aux soldats !
En effet, en dehors de la formation propre aux journalistes, j’ai également assisté à la formation de soldats. Je me suis rendue un jour dans un centre de décontamination situé dans le désert où l’on demandait à des soldats de faire les premiers gestes indispensables en cas de contamination chimique. Ils devaient tout d’abord se déshabiller ou être déshabillé par d’autres avec beaucoup de précautions afin de ne pas se contaminer mutuellement en enlevant les tenues « NBC ». Ils ont refait l’exercice deux ou trois fois devant des caméras, et à chaque fois il y avait un problème. Je pense que ces soldats auraient été contaminés simplement en se déshabillant.
Par ailleurs, le matériel laissait à désirer. Je suis pour ma part allée m’en procurer directement auprès du fournisseur de l’armée française : j’ai eu successivement trois masques à gaz ; aucun ne correspondait à ma morphologie. Je sentais de l’air passer, ce qui veut dire qu’en cas d’attaque chimique, je n’étais sans doute pas très protégée. Mais après tout, les populations civiles étaient aussi très mal protégées. Les femmes saoudiennes par exemple, ne portaient pas de masque à gaz. Je me disais donc que j’étais comme tout le monde, comme les expatriés et les civils, même si je pouvais être confrontée à l’arme chimique du fait de mes déplacements qui me portaient plus en avant qu’eux.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Comment expliquez-vous le décalage entre la dramatisation du risque chimique et l’absence totale de protection lorsque vous vous êtes trouvée avec les légionnaires à As Salman ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je ne sais pas si le risque existait réellement. J’ai pu parler avec de nombreux prisonniers irakiens. Ils m’ont dit que l’Irak ne disposait pas d’armes chimiques en première ligne. Je pense que la dramatisation à laquelle nous avons assisté était avant tout de la propagande. Certes, Saddam Hussein disposait de l’arme chimique, mais rien ne prouve qu’il voulait l’utiliser. Je pense que les services secrets savaient que ses forces en premières lignes n’en disposaient pas. Je dirai que c’était « de bonne guerre » de nous en parler ainsi et de nous dire de faire très attention. Cela relevait d’une campagne d’intoxication.
M. Charles Cova, Vice-président : Mme Dubin, je vous remercie tout d’abord d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes-vous forgé la conviction que les hauts responsables militaires français ne pouvaient ignorer – comme certains d’entre eux l’affirment – que des armes à uranium appauvri allaient être utilisées par les alliés au moment du conflit ?
Mme Marie-Claude Dubin : Il est certain que sur le moment, personne ne nous a parlé d’uranium appauvri, le mot même n’a jamais été prononcé. On ne parlait que de danger chimique irakien. Maintenant, quand j’entends le Général Schmitt dire « oui je le savais » et le Général Roquejeoffre – qui était, lui, dans le désert – dire « je ne le savais pas », j’ai dû mal à les croire ! Ou alors la communication ne passait absolument pas entre l’Etat-major des Armées et les hommes de terrain ! Mais je ne le crois pas. Je pense qu’il y avait plus de personnes au courant qu’on ne le dit.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites que vous ne les croyez pas, mais il y en a bien un des deux qui dit la vérité ! Lequel croyez-vous ? Il n’est pas possible qu’ils mentent tous les deux.
Mme Marie-Claude Dubin : Ce n’est pas impossible ! En tout cas, il n’est pas possible qu’ils disent la vérité tous les deux. Je pense seulement que le Général Roquejeoffre ne dit pas tout. Il a été le premier à avouer qu’il avait donné l’ordre de prendre des cachets de Pyridostigmine, alors que tout le monde disait le contraire. Je ne sais plus à quel moment ces chefs disent la vérité. Pour ma part, j’ai tendance à croire que le Général Roquejeoffre le savait, tout comme le Général Schmitt. Peut-être n’avaient-ils pas évalué le caractère dangereux des armes en question et ils n’y ont pas prêté attention ?
En revanche, l’Etat-major américain devait savoir que l’utilisation d’obus à uranium appauvri était dangereuse, puisqu’il a été alerté du danger par ses propres arsenaux ; non pas une fois, mais à trois reprises ! La dernière de ces mises en garde date du lendemain de l’invasion du Koweït, en attirant l’attention sur la dangerosité de l’uranium appauvri en aérosol. Or ces mises en garde n’ont pas empêché les Américains de passer outre. Ils ont utilisé l’uranium appauvri comme dans une autre affaire on a continué à écouler des lots de sang contaminé. Les stocks d’armes des Américains étaient prêts. Je pense qu’ils ne voulaient pas les revoir à la baisse. Je crois donc qu’ils ont agi délibérément. Ont-ils prévenu les Français du danger réel ? Je n’en sais rien, seuls les Généraux Schmitt et Roquejeoffre pourraient nous le dire. Mais il y a, il est vrai, des contradictions dans leurs déclarations.
M. Charles Cova, Vice-président : Parmi vos confrères français ou étrangers qui ont couvert les opérations, savez-vous si certains d’entre eux souffrent de maux ou d’affections divers ?
Mme Marie-Claude Dubin : Non, je ne le sais pas. Mais j’ai eu beaucoup de mal à contacter des personnes contaminées. C’est seulement quand on a commencé à en parler en France, après un reportage diffusé par Canal Plus, que j’ai pu contacter l’association Avigolfe et voir des soldats qui présentaient des symptômes comparables aux miens. Je n’ai pas rencontré de journalistes, mais certains d’entre eux, notamment des Américains, doivent être contaminés.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites que grâce à l’association Avigolfe, vous avez rencontré des soldats atteints du même problème sanguin que le vôtre ?
Mme Marie-Claude Dubin : Tout à fait. J’ai découvert par Avigolfe que le point commun des victimes était As Salman ; elles étaient presque toutes passées par cette base irakienne d’As Salman. Mais de là à dire que c’était le lieu où il y avait le plus de danger, je n’en sais rien.
M. Charles Cova, Vice-président : Ce n’est donc pas le char !
Mme Marie-Claude Dubin : Ce n’est pas incompatible ! On peut avoir été contaminé à As Salman puis, ensuite, dans un char, à la guerre du Golfe voire dans les Balkans !
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous nous dites, Mme Dubin, que les soldats français n’ont pas été informés de la présence d’armes à base d’uranium appauvri. Mais il y avait des Américains avec vous.
Mme Marie-Claude Dubin : Le jour où je suis entrée à As Salman, il n’y avait pas d’Américains. Toutefois, nous en avons côtoyé régulièrement pendant la guerre. Il est faux de dire que les Français n’étaient pas avec les Américains. La Légion étrangère a travaillé à un moment main dans la main avec la 82e Airborne. En fonction des opérations, des Américains étaient avec les Français.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et d’après les discussions que vous avez eues avec eux, pensez-vous qu’ils connaissaient l’existence des armes à uranium appauvri ? Leur avez-vous posé la question ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je ne pouvais pas leur poser la question, puisque ces mots n’avaient jamais été prononcés et que je n’avais jamais entendu parler d’armes à uranium appauvri !
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez subi des examens à la fois dans les hôpitaux civils et dans les hôpitaux militaires ; est-ce à la demande des militaires que vous êtes allée dans leurs hôpitaux ? Par ailleurs, pouvez-vous être plus précise lorsque vous parlez de méthodes diamétralement opposées. Quels examens vous a-t-on fait passer ? Enfin, a-t-on recherché dans ce cadre des traces d’uranium appauvri, comme cela a été fait aux Etats-Unis ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je n’ai pas du tout été dans les hôpitaux militaires à la demande des militaires. Je m’y suis rendue de mon plein gré. J’ai d’ailleurs eu l’impression de leur poser un problème dès le début. Quand je leur ai parlé du syndrome du Golfe, la première fois, un médecin m’a répondu qu’il n’existait pas. J’ai insisté, en leur disant qu’une mission d’information venait d’être créée à l’Assemblée nationale sur ce thème. Ils m’ont reçue et mon parcours m’a amenée dans tous les hôpitaux militaires de la région parisienne. L’autre médecin en chef qui m’a reçue en consultation avait été affecté à la frontière irakienne pendant la guerre du Golfe. Il m’a affirmé qu’il n’avait jamais entendu parler d’uranium appauvri à cette époque. Je le crois. Je voulais confronter leurs méthodes de travail et les résultats des examens avec ceux des hôpitaux civils, mais j’avais peur de faire deux fois les mêmes examens. A part une prise de sang et une radio pulmonaire, ils n’ont pas du tout procédé aux mêmes investigations !
Les médecins militaires se sont contentés, en fait, d’effectuer des prises de sang et des prélèvements classiques. J’ai dû insister pour qu’ils recherchent des traces d’uranium. J’ai eu l’impression de leur poser un réel problème, mais ils ont accepté. Quand j’ai obtenu les résultats, après deux mois environ, ils étaient incomplets. Les médecins militaires m’ont dit que je n’avais pas d’uranium 238 et 235, mais quand je leur ai demandé s’ils avaient trouvé des traces d’uranium 236, ils m’ont répondu qu’ils n’avaient pas encore les résultats. En outre, ils ont été incapables de me dire sur la base de quel protocole ces recherches avaient été effectuées !
Sachant qu’il est très difficile, dix ans après, de retrouver de l’uranium appauvri dans un corps, je me suis tournée vers le professeur Durakovic, aux Etats-Unis. Malheureusement, cela s’est révélé très compliqué. Je devais envoyer mes prélèvements au Canada, en passant par Londres. Finalement, j’ai renoncé. Mais je ne suis pas sûre que l’armée française ait réellement effectué ces recherches avec un bon protocole. Cependant, je ne cherchais pas à prouver absolument que mes maux avaient pour origine l’uranium appauvri. Je voulais tout simplement savoir de quoi je souffrais. Aujourd’hui, je suis peut-être prête à envoyer des prélèvements urinaires au Canada, car au moins je serais fixée. J’attends en effet toujours les résultats des hôpitaux militaires.
Outre les résultats concernant la présence ou non d’uranium dans mon corps, je dispose des résultats préliminaires des hôpitaux civils et militaires sur mon état de santé. Je les ai d’ailleurs obtenus à 24 heures d’intervalle. Un médecin en chef du Service de santé des Armées m’a tout d’abord reçue pour dire que l’on ne m’avait rien trouvé. J’étais donc ravie de ne rien avoir. Ensuite, le lendemain, je me suis rendue à l’Hôpital Henri Mondor de Créteil, où j’avais été hospitalisée une semaine pour toutes sortes de prélèvements, biopsies, etc. Le patron du service m’a alors annoncé : « Ma pauvre Mademoiselle Dubin, on vous a trouvé des tas de choses ! » J’ai simplement mis en évidence les contradictions des médecins qui valent certainement les contradictions révélées par les déclarations des Généraux.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous nous avez indiqué, tout à l’heure, que le risque chimique procédait, selon vous, d’une propagande conduite par ceux qui conduisaient la guerre. Il n’y aurait donc pas eu d’intoxication possible à partir de ce type d’armes. Par ailleurs, avez-vous pris de la Pyridostigmine ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je n’ai pas pris de médicament contre le risque chimique, pour la simple raison qu’on ne m’en a jamais donné la consigne. Or j’étais intégrée à une unité de première ligne, la Légion étrangère, et apparemment, d’après le Général Roquejeoffre, ces militaires ont pris de la Pyridostigmine. Je ne comprends pas pourquoi, s’il y existait une réelle menace chimique, on ne m’a pas donné l’ordre de prendre ces cachets.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Si effectivement, comme l’affirment un certain nombre de personnes, notamment dans les milieux associatifs, il y a un danger à prendre ce médicament, l’armée française aurait poussé très loin la perversité en obligeant les militaires à prendre des médicaments pour un risque nul relevant d’une opération d’intoxication sur les intentions de l’ennemi !
Mme Marie-Claude Dubin : Je ne pense pas que le risque chimique était nul. D’abord, Saddam Hussein détenait l’arme chimique. Il faudrait lui demander pourquoi il ne l’a pas utilisée. Ensuite, il existait une autre modalité de ce risque chimique qui m’a été confirmée par les pilotes français de l’armée de l’Air. Les alliés ont bombardé de nombreux sites chimiques. C’est exactement comme la marée noire ; les Jaguar français ont touché ce qu’ils croyaient être des bateaux de guerre et qui se sont révélés être des pétroliers, ce qui a provoqué la fameuse marée noire dite de Saddam Hussein. Il en va de même pour les conséquences des frappes sur des abris ou entrepôts contenant des stocks d’armes chimiques.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous n’avez donc pas pris la Pyridostigmine. Vous n’avez pas été exposée à un autre risque chimique que celui que vous venez d’évoquer. Les analyses auxquelles vous vous êtes soumise sur la base de protocoles différents, n’ont pas réussi à prouver que vous étiez victime d’une intoxication à l’uranium appauvri. Par conséquent, quels sont les éléments concrets sur lesquels vous vous fondez pour établir un lien entre votre présence dans le Golfe et les maux dont vous souffrez ?
Mme Marie-Claude Dubin : Vous pouvez le demander au médecin du journal pour lequel je travaillais – un grand quotidien du soir pour ne pas le nommer -, le docteur Kahn. Il a décelé tout de suite que le taux de mes plaquettes de sang avait triplé, moins d’un mois après mon retour du Golfe. Il y a donc forcément quelque chose que j’ai respiré ou avalé là-bas qui a fait tripler mes plaquettes ! Nous avons donc pensé, dès le début, qu’il y avait bien un rapport. Ensuite, ma santé s’est dégradée. J’ai perdu 12 kilos et il m’est arrivé des tas de choses. Mais s’il n’y avait pas eu cette prise de sang un mois après mon retour, je n’aurais peut-être pas fait un rapprochement avec la guerre du Golfe.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Et aviez-vous fait une prise de sang avant votre départ ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je n’avais pas fait de prise de sang parce que je partais dans le Golfe, mais j’en ai fait simplement parce que je suis une femme, et qu’une femme, notamment si elle prend la pilule contraceptive, doit régulièrement faire des prises de sang. Je peux donc vous affirmer que mes plaquettes étaient normales avant mon départ dans le Golfe.
M. Jean-Louis Bernard : Si mes informations sont bonnes, Mme Dubin, vous avez présenté une hyperplaquettose qui ne touchait que la lignée des plaquettes et non pas celles des globules rouges et des globules blancs, alors que traditionnellement, un certain nombre d’intoxications touchent les trois lignées.
Par ailleurs, vous avez affirmé qu’il y avait d’autres personnes qui étaient présentes dans le Golfe lors du conflit et qui souffrent également d’hyperplaquettose. C’est la première fois, à ma connaissance, qu’en France, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, il est fait état de cette manifestation d’hyperplaquettose qui est un signe tout à fait tangible, mesurable. En effet, à travers toute la bibliographie qui a été mise à notre disposition et que nous avons, à ce jour, consultée, jamais il n’a été fait mention de cas d’hyperplaquettose. On relevait essentiellement des crampes musculaires, des troubles du comportement, des fatigues, etc.
Etant donné l’importance de cette déclaration, je souhaiterais que vous la réitériez et que vous nous confirmiez qu’il existe d’autres personnes qui, comme vous, ont une hyperplaquettose qui a été isolée à la suite d’un séjour dans le Golfe.
Mme Marie-Claude Dubin : J’ai lu le magasine Viva qui est le premier organe de presse à parler sous la plume de Mme Christine Abdelkrim-Delanne, dès son premier article, d’hyperplaquettose. On doit donc pouvoir retrouver parmi les membres de l’association Avigolfe des personnes présentant une hyperplaquettose. Mais personnellement, je n’ai pas parlé avec elles.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous recevrons les responsables de l’association Avigolfe la semaine prochaine. Puisque vous nous avez indiqué que dans le cadre des contacts que vous avez eus avec cette association vous avez pu constater que des anciens combattants du Golfe souffraient des mêmes maux que vous, nous allons leur demander le nombre exact de soldats relevant de cette pathologie parmi les cas dont ils déclarent avoir connaissance.
Mme Marie-Claude Dubin : En ce qui me concerne, l’hyperplaquettose a été pour moi un signal d’alarme. Je ne dis pas qu’il s’agit de l’essentiel de mes maux. Cela m’a cependant inquiétée parce que je n’avais pas envie de faire un caillot dans le cerveau, mais je vivais peut-être très bien avec cette affection.
M. Jean-Louis Bernard : Un certain nombre d’experts nous ont expliqué qu’après l’impact d’un obus sur un char, il y a une sorte d’aérosol qui, très rapidement, retombe dans un rayon d’une dizaine de mètres. D’autres nous ont précisé qu’en cas de vent de sable, l’aérosol pouvait être projeté plus loin, et éventuellement contaminer quelques personnes. Si j’ai bien compris vos propos, le jour où vous avez pénétré dans le char, il n’y avait pas du tout de vent de sable, vous avez même parlé d’un soleil éclatant. Pouvez-vous confirmer cela ?
Mme Marie-Claude Dubin : Il faisait soleil. Il est vrai que, parfois, on peut ne pas voir le vent de sable, quand il est très faible, mais je n’appelle pas cela un vrai vent de sable. Un vrai vent de sable, c’est quand les hélicoptères sont obligés de se poser, cela nous est arrivé. Or ce n’était pas le cas lors de l’offensive terrestre. D’ailleurs, je ne pense pas que la coalition aurait déclenché son offensive si un fort vent de sable avait soufflé.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Madame, il serait intéressant, si vous le souhaitiez, que vous fassiez une recherche d’uranium dans vos urines, car une hyperplaquettose n’est pas une maladie, mais un symptôme que l’on trouve notamment dans les insuffisances respiratoires chroniques. A elle seule, une hyperplaquettose ne prouve rien. En revanche, cela aura un sens si l’on arrive à trouver d’autres personnes ayant une hyperplaquettose et un marqueur, à savoir de l’uranium. Il est certain que si l’on trouvait de l’uranium 236 dans vos urines, il n’y aurait plus de discussion possible.
Mme Marie-Claude Dubin : Mais les médecins hospitaliers ont mis en évidence d’autres troubles, tels que des lésions musculaires. Le mieux serait que vous rencontriez mes médecins de l’Hôpital Henri Mondor, qui sont deux grands spécialistes.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais vous rassurer, l’hyperplaquettose ne peut pas entraîner de caillots, au contraire, cela fait saigner.
M. André Vauchez : Madame, vous nous dites que personne ne vous avait parlé de l’uranium appauvri, mais ne pensez-vous pas que lorsqu’on s’approche d’un char qui a été percuté par un projectile contenant de l’uranium appauvri, les techniciens sont capables de le déceler ?
Par ailleurs, je voulais vous dire que nous avons reçu ce matin un médecin spécialiste qui nous a affirmé que l’on pouvait détecter, dix ans après, la présence d’uranium appauvri dans les urines.
Mme Marie-Claude Dubin : J’attends toujours les résultats complets de mes analyses d’urine effectuées par les médecins militaires, mais je souhaiterais surtout que le professeur Durakovic procède, lui aussi, à une analyse de mes urines. En France, c’est un vrai parcours du combattant. Aucun laboratoire privé n’est équipé du fameux spectromètre de masse qui aurait pu m’aider. J’ai cherché pendant trois mois, c’était trop dur. J’ai donc abandonné. Mais si les laboratoires canadiens veulent bien procéder à une analyse de mes urines, je suis maintenant prête à leur envoyer un échantillon.
En ce qui concerne votre première question, personne ne m’a rien dit lorsque nous sommes arrivés près du char. Je ne suis toutefois pas sûre que l’on était réellement entouré de techniciens. Par ailleurs, je ne sais pas si, dans un tel contexte, on procède à un examen du char permettant de savoir comment il a été détruit. A ce moment, les militaires qui m’accompagnaient ont simplement recherché des mines. Il est vrai qu’un char atteint par un obus à uranium appauvri est plus endommagé que lorsqu’il est percuté par une arme traditionnelle, mais ceux avec qui je me trouvais, n’étaient peut être pas aptes à faire une telle distinction. Tout le monde pense que les guerres sont hyper spécialisées, alors qu’à certains moments cela n’est plus du tout vrai.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : D’après nos informations, la contamination peut avoir lieu à l’intérieur comme à l’extérieur du char ; or lorsque vous demeurez trois quarts d’heure dans un char, vous remettez en suspension des poussières et inhalez des particules radioactives.
Il serait intéressant que tous les pays ayant participé aux différents conflits dans le Golfe comme dans les Balkans se mettent d’accord sur un protocole précis, puis qu’ils procèdent à des prélèvements d’urine afin de les faire analyser par un laboratoire indépendant en vue de détecter la présence éventuelle d’uranium 236 et/ou 238, l’uranium 236 étant un uranium de retraitement. J’irai même plus loin, en proposant d’effectuer des prélèvements sur les personnes décédées afin de rechercher la présence d’uranium dans les os.
Je souhaiterais maintenant vous poser une question concernant le risque chimique. Avez-vous subi les mêmes vaccins que ceux qui ont été administrés aux militaires ? Par ailleurs, avez-vous assisté au déclenchement des appareils Detalac ?
Mme Marie-Claude Dubin : Je me suis fait faire les vaccins de « Monsieur Tout-le-monde », dont les vaccins contre les hépatites A et B. Je n’ai pas été vaccinée contre le charbon afin de me prémunir contre la guerre bactériologique, comme les Américains.
S’agissant des Detalac, je les ai vus fonctionner à la base d’As Ahsa, base aérienne française en Arabie Saoudite à partir de laquelle partaient nos Jaguar.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et vous mettiez votre masque ?
Mme Marie-Claude Dubin : Oui, au début. Puis, nous avons compris qu’il n’y avait pas forcément de danger chimique irakien et nous ne mettions donc plus systématiquement nos masques. D’autant que nous étions entourés de gens du Service d’Information et de Relations Publiques des Armées (SIRPA), et notamment d’un de ses Colonels ; et eux ne mettaient pas leurs masques.
Mme Michèle Rivasi, co-co-rapporteure : D’après vous, à quoi servaient les Detalac ?
Mme Marie-Claude Dubin : Ils étaient censés déclencher une alerte dans le cas d’attaques susceptibles d’avoir une nature chimique. Mais je ne me souviens plus exactement comment ils fonctionnaient. Je ne sais plus s’ils se déclenchaient à l’arrivée d’un Scud ou s’ils analysaient ce que pourrait lâcher un Scud.
Je me souviens cependant qu’en pleine nuit, un Scud est tombé juste au pied de notre hôtel, à Riyadh. Nous sommes tous descendus voir. Il se dégageait une énorme fumée noire, mais personne ne portait de masque – pas même le Colonel du SIRPA. Ce qui veut dire qu’alors nous ne craignions plus le risque chimique irakien.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous confirmer que vous avez vu un jour un nuage au loin qui a pu se rapprocher de l’endroit où vous vous trouviez ?
Mme Marie-Claude Dubin : Le premier jour de l’attaque terrestre, nous avons effectivement vu au loin, un nuage qui devait provenir d’une explosion, mais je ne peux pas vous dire de quelle explosion il s’agissait. D’autres fois, les démineurs de la Légion étrangère ont fait sauter un certain nombre de choses qui, elles aussi, dégageaient de la fumée.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais revenir sur la question des analyses d’urine. Je n’arrive pas à croire qu’en France, on ne puisse pas faire ce type d’analyses. Il y a déjà de nombreuses années on surveillait l’état de santé des ouvriers des mines d’uranium de ma région et l’on procédait à des analyses uranifères. J’étais alors médecin biologiste. On envoyait les urines au Commissariat de l’Energie Atomique (CEA) et nous avions les résultats. Je pense donc que vous pouvez faire de telles analyses en France, sans devoir recourir à des laboratoires canadiens. Par ailleurs, le Médecin général que nous venons d’auditionner nous a indiqué que ces analyses pouvaient être effectuées sur un rythme de 150 soldats volontaires par mois.
Mme Marie-Claude Dubin : Peut-être pourrais-je avoir le protocole de recherche, car les médecins militaires ont été incapables de me le fournir. Je sais qu’aux Etats-Unis la recherche d’uranium dans les urines relève d’un processus complexe. Cela ne se fait pas en appuyant sur un bouton. Il serait bon qu’en France, l’armée nous indique quel protocole elle utilise pour réaliser ses analyses. Mais si elle ne sait pas le faire, que l’on s’adresse à ceux qui eux le savent.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous allons demander au Service de santé des Armées de nous communiquer le protocole qu’il met en oeuvre.
Mme Marie-Claude Dubin : Et je souhaiterais que les médecins indépendants vous disent ce qu’ils en pensent, car je suis tout à fait incapable de juger de la valeur de ce protocole.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Les deux médecins de l’Hôpital Henri Mondor qui vous traitent seront auditionnés par la mission.
Mme Marie-Claude Dubin : Les examens qu’ils ont pratiqués n’ont pas porté sur la recherche d’uranium.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Certes, mais nous avons la possibilité de demander à un certain nombre de médecins civils qui semblent bien informés l’appréciation qu’ils portent sur le protocole qui nous sera communiqué.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous pourrions également demander le protocole mis en pratique par le Professeur Durakovic.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Le protocole du Professeur Durakovic n’est pas admis par la France, car il n’a aucun fondement scientifique. A l’occasion d’un congrès, M. Asaph Durakovic a été reçu à l’hôpital Saint-Antoine. Il n’a fourni aucune donnée chiffrée et a terminé son exposé en disant : « La seule conclusion est que de l’uranium 236, d’origine artificielle, est présente dans l’organisme. On ne sait rien de plus. »
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans une autre communication, le Professeur Durakovic a fourni ses chiffres.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Je propose que le document que vient de montrer notre collègue Lanfranca soit distribué aux journalistes présents.
Mme Dubin, je vous poserai une dernière question. Vous avez indiqué tout à l’heure que vous n’aviez pas été amenée à poser de question sur les risques de l’uranium appauvri, tout simplement parce que cette question ne se posait pas. En même temps, vous nous indiquiez dans votre propos introductif que, selon vous, soit le Général Roquejeoffre, soit le Général Schmitt, mentait. Dois-je en conclure que seuls quelques officiers de très haut rang qui commandaient les opérations pouvaient être informés de l’utilisation de ces armes et qu’ils avaient laissé dans l’ignorance la totalité du reste des troupes ?
Mme Marie-Claude Dubin : C’est ce qu’il semble ressortir de leurs déclarations, ce n’est pas moi qui le dis ! Si le Général Schmitt était au courant, contrairement au Général Roquejeoffre, c’est que l’information n’est pas arrivée jusqu’en bas ! Je suis certaine que les médecins en chef qui étaient les principaux intéressés, notamment s’ils étaient chargés de récupérer les blessés à la frontière, n’étaient pas au courant.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Cette déclaration est extrêmement importante. En effet, si ces armes à uranium appauvri ont des conséquences sanitaires sérieuses et que les médecins militaires, les officiers intermédiaires et les soldats du rang en ont été sciemment tenus dans l’ignorance, c’est extrêmement grave.
Mme Marie-Claude Dubin : A la décharge de l’Etat-major français, on peut imaginer qu’il était peut-être au courant de l’utilisation de ces armes mais pas du degré de danger qu’elles représentaient. Les arsenaux américains avaient prévenu l’Etat-major américain mais peut-être pas l’Etat-major français.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Etiez-vous au courant, lorsque vous étiez en Bosnie-Herzégovine, que les armes utilisées contenaient également de l’uranium appauvri ?
Mme Marie-Claude Dubin : Non, encore moins. Les premiers qui en ont parlé, ce sont les Américains. Les Français n’en ont jamais parlé. En Bosnie-Herzégovine, nous, journalistes, n’étions pas intégrés dans une armée en guerre, contrairement à ce qui s’est passé pendant la guerre du Golfe. Par ailleurs, en France, il y eu très peu de répercussions des aveux américains sur l’uranium appauvri.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pourtant, la France fabriquait des armes à uranium appauvri, mais l’information n’existait pas.
Mme Marie-Claude Dubin : On en fabrique, mais il paraît que l’on s’en est jamais servi. D’ailleurs je me demande toujours pourquoi nous fabriquons des armes dont on ne se sert pas.
M. Charles Cova, Vice-président : Ce sont des armes qui ont été fabriquées pour le char Leclerc, mais ce blindé lourd n’a pas été engagé dans le conflit en Bosnie-Herzégovine.
Mme Marie-Claude Dubin : Pendant l’ultimatum adressé aux Serbes pour qu’ils arrêtent de bombarder Sarajevo, je me trouvais sur le porte-avions Foch. J’ai vu de nombreuses munitions destinées à être larguées sur Sarajevo, mais je suis incapable de reconnaître un obus à l’uranium appauvri d’un autre obus !
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme Dubin, je vous remercie infiniment de votre témoignage.