« DEMAIN, DES RESEAUX D’ENERGIE GERES PAR INTERNET » (Jeremy RIFKIN / par Patrick BUSQUET et Alain GRUMBERG))
«Demain, des réseaux d’énergie gérés par Internet»
INTERVIEW:
L’économiste américain Jeremy Rifkin dessine les contours de la troisième révolution industrielle qu’il appelle de ses vœux.
Après l’apparition de l’industrie (première révolution industrielle, au XIXe siècle), son évolution vers la société de consommation alimentée par les énergies fossiles (deuxième révolution, XXe siècle), nous vivons la troisième révolution industrielle. Une phase que l’économiste et essayiste américain Jeremy Rifkin (1) caractérise par plusieurs facteurs : passage aux énergies renouvelables, fin de la gouvernance pyramidale, association de l’énergie et de l’information dans une économie fondée sur le partage, influence des modèles portés par la société civile (social business, co-constructions…)
Jeremy Rifkin accompagne actuellement l’Union Européenne et des gouvernements dans la mise en place des transformations de l’économie imposées par les menaces climatiques et les enjeux sociaux. A ses yeux, les sources d’énergie renouvelables vont se démultiplier localement et seront partagées, à l’image des réseaux Internet.
Vous dites notre civilisation menacée par la fin de son modèle économique : de combien de temps disposons-nous pour le changer ?
Le tremblement de terre économique qui a tout modifié s’est produit en juillet 2008, quand le prix du baril de pétrole a atteint 147 dollars. Les marchés financiers ont disjoncté durant soixante-huit jours. La cherté de l’énergie provoque la baisse du pouvoir d’achat. Nous sommes dans l’onde de choc de ces événements. C’est la fin de l’économie de fiction axée sur le crédit et l’endettement. Nous observons un ralentissement de la consommation aux Etats-Unis, en Chine et en Europe.
Au cours de la deuxième révolution industrielle, notre progrès, fondé sur l’exploitation de ressources fossiles, a tout contaminé : l’agriculture, l’atmosphère (déséquilibré par une trop grande quantité de CO2), etc. Les industriels essaient de prolonger les systèmes de production avec les gaz de schiste ou le nucléaire, mais ces sources d’énergie n’ont pas d’avenir. Elles sont coûteuses, trop contraignantes dans le contexte actuel. Si nous ne voulons pas vivre une nouvelle disjonction, avec des conséquences encore plus terribles, il faut sortir de l’économie carbonée. Je pense que nous pouvons mettre en place une économie décarbonée en vingt-cinq ans.
Quels changements prévoyez-vous ?
Nous sommes dans une convergence des communications et des énergies. C’est particulièrement vrai en Allemagne. Les ordinateurs personnels et Internet ont provoqué une transformation au cours des vingt-cinq dernières années. Ainsi, les médias ont été obligés de partager l’information et de modifier leurs modèles : 2,3 milliards de personnes échangent des textes, des vidéos… Internet génère de nouvelles formes collaboratives. Des particuliers lèvent de l’argent pour financer des entreprises, donnent leurs avis sur des produits et des services. Internet se connecte peu à peu aux énergies. Bientôt, sa technologie servira à partager l’énergie elle-même. Le charbon, le gaz, l’uranium ont besoin d’impressionnants moyens militaires ou industriels. Ils ont contribué au maintien d’une structure pyramidale et au contrôle des moyens de distribution. Les énergies solaire, géothermique, éolienne, marémotrice… ne participent pas de ce phénomène. Elles peuvent être partagées de manière latérale, par le plus grand nombre.
La technologie d’Internet ouvre la possibilité de constituer un réseau de distribution intelligent. Chacun gérera sa consommation selon ses besoins. Et nos futurs véhicules de transport électriques, parce qu’ils seront rechargeables comme des téléphones mobiles, deviendront les outils de notre mobilité tout en réduisant progressivement la part des énergies fossiles.
Comment ?
D’abord par la transformation des bâtiments en centrales de production d’énergie et par leur interconnexion. Il y a environ 200 millions d’immeubles en Europe. Ils peuvent devenir des bâtiments à énergie positive. De nombreux pays dans le monde, parmi les émergents, avancent sur ce chemin. Le constructeur Bouygues applique déjà cette approche. Le phénomène va s’amplifier. Il est créateur d’activités, d’emplois et il apporte des bénéfices environnementaux. A l’image de ce qui s’est passé pour la téléphonie, le prix de l’énergie baissera. Le stockage de l’énergie reste le point faible de cette mutation.
Quelles transformations de la gouvernance cela va-t-il entraîner?
Les gens ont du mal à comprendre la rapidité de la transition, ils ne mesurent pas encore la puissance du «pouvoir latéral» de la société civile. Souvenons-nous que l’industrie musicale ne comprenait pas le pouvoir du partage de la musique il y a moins de dix ans.
Le tissu des PME est un facteur d’avenir pour la troisième révolution industrielle. Pour cela, il faut aussi que les pouvoirs aillent aux échelons régionaux.
Des expériences comme les aménagements développés à Lyon ou ailleurs sont bien dans ce mouvement. Les autorités de Bruxelles ont compris que ce plan doit dépasser la seule austérité à laquelle l’époque oblige. Les douze prochains mois vont être clés. En Europe, la qualité de vie n’est pas menacée même si des changements sont nécessaires : une réforme des marchés, de la fiscalité, du travail…
Une continentalisation des ensembles politiques et une nouvelle forme de la mondialisation sont en cours. L’Allemagne et la France devraient opérer une sorte de fusion. Je crois que la France rejoindra l’Allemagne dans cette troisième révolution industrielle.
Patrick BUSQUET et Alain GRUMBERG
(1) «La troisième révolution industrielle», Edition Les Liens qui Libèrent, 24,40 euros.