« LE CAPITALISME ENTRE DANS SA PHASE SENILE » (Samir AMIN / interview de Ruben RAMBOER / legrandsoir.info)

« Le capitalisme entre dans sa phase sénile »

(interview de Ruben RAMBOER) 

legrandsoir.info

-Samir AMIN-
(Foto Skill Lab)

« La pensée économique néoclassique est une malédiction pour le monde actuel. » Samir AMIN, 81 ans, n’est pas tendre pour plusieurs de ses collègues économistes. Et encore moins pour la politique des gouvernements. « Economiser pour réduire la dette ? Des mensonges délibérés » . « Régulation du secteur financier ? Des phrases creuses. » Il nous livre son analyse au scalpel de la crise économique. (revue Solidaire)

Oubliez Nouriel Roubini, alias Dr Doom, l’économiste américain devenu célèbre pour avoir prédit en 2005 le tsunami du système financier. Voici Samir AMIN, qui avait déjà annoncé la crise au début des années 1970. « A l’époque, des économistes comme Frank, Arrighi, Wallerstein, Magdoff, Sweezy et moi-même avions dit que la nouvelle grande crise avait commencé. La grande. Pas une petite avec des oscillations comme il y en avait eu des masses auparavant, rappelle Samir AMIN, professeur honoraire, directeur du Forum du Tiers Monde à Dakar et auteur de très nombreux livres traduits dans le monde entier. On nous a pris pour des fous. Ou pour des communistes qui prenaient leur désir pour des réalités. Tout allait bien, madame la marquise… Mais la grande crise a bien commencé à cette époque, et sa première phase a duré de 1972-73 à 1980. »

Parlons d’abord de la crise des cinq dernières années. Ou plutôt

des crises : celle des subprimes, celle des crédits, des dettes, de

la finance, de l’euro… Qu’en est-il maintenant ?

Quand tout a explosé en 2007 avec les crise des subprimes, tout le monde est resté aveugle. Les Européens pensaient : « Cette crise vient des Etats-Unis, nous allons l’absorber rapidement ». Mais, si la crise n’était pas venue de là, elle aurait débuté ailleurs. Le naufrage de ce système était écrit, et dès les années 1970. Les conditions objectives d’une crise de système existaient partout. Les crises sont inhérentes au capitalisme, qui les produit de manière récurrente, à chaque fois plus profonde. Il ne faut pas appréhender chaque crise séparément, mais de manière globale.

Prenez la crise financière. Si on se limite à celle-ci, on ne trouvera que des causes purement financières, comme la dérégulation des marchés. En outre, les banques et institutions financières semblent être les bénéficiaires majeurs de cette expansion de capital, ce qui rend plus facile de les pointer comme uniques responsables. Mais il faut rappeler que ce ne sont pas seulement les géants financiers, mais aussi les multinationales en général qui ont bénéficié de l’expansion des marchés monétaires. 40 % de leurs profits proviennent de leurs opérations financières.

Quelles ont été les raisons objectives au déclenchement de la

crise ?

Les conditions objectives existaient partout. C’est la domination de « oligopoles ou monopoles généralisés » qui a mis l’économie dans une crise d’accumulation, qui est à la fois une crise de sous-consommation et une crise de la profitabilité. Seuls les secteurs des monopoles dominants ont pu rétablir leur taux de profit élevé, mais en détruisant la profitabilité et la rentabilité des investissements productifs, des investissements dans l’économie réelle.

« Le capitalisme des oligopoles ou monopoles généralisés » est le

nom que vous donnez à ce qui est, selon vous, une nouvelle

phase de développement du capitalisme. En quoi ces monopoles

sont-ils différents de ceux d’il y a un siècle ?

La nouveauté est dans le terme « généralisé ». Depuis le début du 20e siècle, il y a eu des acteurs dominants dans le secteur financier et le secteur industriel comme la sidérurgie, la chimie, l’automobile, etc.. Mais ces monopoles étaient des grandes îles dans un océan de PME réellement indépendantes. Or, depuis une trentaine d’années, nous assistons à une centralisation du capital sans commune mesure. Le magazine Fortune mentionne aujourd’hui 500 oligopoles dont les décisions contrôlent toute l’économie mondiale, dominant en amont et en aval tous les secteurs dont ils ne sont pas directement propriétaires.

Prenons l’agriculture. Autrefois, un paysan avait le choix entre plusieurs entreprises pour ses activités. Aujourd’hui, une PME agricole est confrontée en amont au bloc financier de banques et à d’énormes monopoles de production des engrais, des pesticides et des OGM dont MONSANTO est l’exemple le plus frappant. Et, en aval, il est face aux chaînes de distribution et grandes surfaces. Par ce double contrôle, son autonomie et ses revenus se réduisent toujours plus.

Est-ce pour cela que vous préférez parler aujourd’hui d’un

système basé sur « la maximalisation d’une rente

monopolistique » plutôt que de la « maximalisation du profit » ?

Oui. Le contrôle assure à ces monopoles une rente prélevée sur le bénéfice total du capital obtenu par l’exploitation de travail. Cette rente devient impérialiste dans la mesure où ces monopoles opèrent dans le Sud. La maximalisation de cette rente concentre les revenus et les fortunes dans les mains d’une petite élite au détriment des salaires, mais aussi des bénéfices du capital non monopolistique. L’inégalité grandissante devient absurde. A la limite, c’est comparable à un milliardaire qui possèderait le monde entier et laisserait tout le monde dans la misère.

Les libéraux avancent qu’il faut « agrandir le gâteau » en

réinvestissant les bénéfices. C’est seulement après que l’on peut

opérer le partage.

Mais on n’investit pas dans la production, puisqu’il n’y a plus de demande. La rente est investie dans la fuite en avant sur les marchés financiers. L’expansion depuis un quart de siècle des investissements sur les marchés financiers est du jamais vu dans l’histoire. Le volume des transactions sur ces marchés est de plus de 2 500 000 milliards de dollars, alors que le PIB mondial est de 70 000 milliards de dollars.

Les monopoles préfèrent ces investissements financiers à ceux dans l’économie réelle. C’est la « financiarisation » du système économique. Ce type d’investissement est la seule issue pour la poursuite de ce « capitalisme des monopoles généralisés ». Dans ce sens, la spéculation n’est pas un vice du système, mais une exigence logique de celui-ci.

C’est sur les marchés financiers que les oligopoles – pas seulement les banques – font leurs profits et se concurrencent entre elles pour ces profits. La soumission de la gestion des firmes à la valeur des actions de la Bourse, la substitution du système de retraites par capitalisation au système par répartition, l’adaptation des changes flexibles et l’abandon de la détermination du taux d’intérêt par les banques centrales en laissant cette responsabilité aux « marchés » doivent tous être compris dans cette financiarisation.

Cette dérégulation des marchés financiers est dans la ligne de

mire depuis quelques années. Les dirigeants politiques parlent

de « moralisation des opérations financières » et d’ « en finir

avec la capitalisme-casino ». La régulation serait donc une

solution à la crise ?

Tout ça, c’est du blabla, des phrases creuses pour tromper l’opinion publique. Ce système est condamné à poursuivre sa course folle à la rentabilité financière. La régulation aggraverait encore davantage la crise. Où irait alors le surplus financier ? Nulle part ! Il entraînera une dévaluation massive du capital qui se traduirait entre autres par une krach boursier.

Les oligopoles ou monopoles (les « marchés ») et leurs serviteurs politiques n’ont donc pour autre projet que de restaurer le même système financier. Il n’est pas exclu que le capital sache restaurer le système d’avant l’automne 2008. Mais cela nécessitera des sommes gigantesques des banques centrales pour éliminer tous les crédits toxiques et pour rétablir la profitabilité et l’expansion financière. Et la facture devra être acceptée par les travailleurs en général, et les peuples du Sud en particulier. Ce sont les monopoles qui ont l’initiative. Et leurs stratégies ont toujours donné les résultats recherchés, c’est-à-dire les plans d’austérité.

Justement, ces plans d’austérité se succèdent, soi-disant pour

réduire les dettes des États. Or on sait que cela aggrave la crise.

Les dirigeants politiques sont-ils des imbéciles ?

Mais non ! C’est sur l’objectif qu’il y a mensonge. Lorsque les gouvernements prétendent vouloir la réduction de la dette, ils mentent délibérément. L’objectif n’est pas la réduction de la dette mais que les intérêts de la dette continuent à être payés, et de préférence à des taux encore plus élevés. La stratégie des monopoles financiarisés, au contraire, a besoin de la croissance de la dette – le capital y gagne, ce sont des placements intéressants.

Entre-temps, les austérités aggravent la crise, il y a clairement contradiction. Comme le disait Marx, la recherche du profit maximal détruit les bases qui le permettent. Le système implose sous nos yeux mais il est condamné à poursuivre sa course folle.

Après la crise des années 1930, l’Etat a tout de même pu

surmonter partiellement cette contradiction, et une politique

keynésienne de relance a été menée.

Oui, mais quand cette politique keynésienne a-t-elle été introduite ? Au début, la riposte à la crise de 1929 a été exactement la même qu’aujourd’hui : des politiques d’austérité, avec leur spirale descendante. L’économiste Keynes disait que c’était absurde et qu’il fallait faire le contraire. Mais ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale qu’on l’a écouté. Pas parce que la bourgeoisie était convaincue par ses idées, mais parce que cela lui a été imposé par la classe ouvrière. Avec la victoire de l’Armée Rouge sur le nazisme et la sympathie pour les résistants communistes, la peur du communisme était bien présente.

Aujourd’hui, quelques-uns – ils ne sont pas très nombreux – des économistes bourgeois intelligents peuvent dire des mesures d’austérité qu’elles sont absurdes. Et alors ? Tant que le capital n’est pas contraint par ses adversaires à mettre de l’eau dans son vin, cela continuera.

Quel est le lien entre la crise surgie voici quelques années et

celle des années 1970 ?

Au début des années 1970, la croissance économique a subi une chute. En quelques années, les taux de croissance sont tombés à la moitié de ce qu’ils avaient été lors des trente glorieuses : en Europe, de 5 à 2,5 %, aux États-Unis, de 4 à 2 %. Cette chute brutale était accompagnée d’une chute de même ampleur des investissements dans le secteur productif.

Dans les années 1980, Thatcher et Reagan ont réagi par des privatisations, la libéralisation des marchés financiers et une très dure politique d’austérité. Cela n’a pas fait remonter les taux de croissance, mais les a maintenus à un très bas niveau. Par ailleurs, le but des libéraux n’a jamais été le rétablissement de la croissance, quoi qu’ils en disent. Le but était surtout de redistribuer les revenus vers le capital. Mission accomplie. Et maintenant, quand on passe en Belgique de -0,1 % à + 0,1 % de croissance, certains jubilent : « La crise est terminée ! » C’est grotesque.

Vous comparez les années 1990 et 2000 avec celles d’un siècle

auparavant : une sorte de deuxième « Belle Epoque ».

J’ai fait le parallèle entre les deux longues crises parce que, c’est très curieux, elles commencent exactement avec cent ans d’écart : 1873 et 1973. En plus, elles ont les mêmes symptômes au départ et la réponse du capital a été la même, c’est à dire trois ensembles de mesures complémentaires.

Premièrement, une énorme centralisation du capital avec la première vague des monopoles, ceux analysé par Hilfirding, Hobson et Lénine. Dans la deuxième crise, ce sera ce que j’appelle les « monopoles généralisés » qui se sont constitués dans les années 1980.

Deuxièmement, la mondialisation. La première grande crise est l’accélération de la colonisation, qui est la forme la plus brutale de la mondialisation. La deuxième vague, ce sont les plans d’ajustement structurel du FMI, que l’on peut qualifier de recolonisation.

Troisième et dernière mesure : la financiarisation. Quand on présente la financiarisation comme étant un phénomène nouveau, cela me fait sourire. Qu’est-ce qui a été créé en réponse à la première crise ? Wall Street et la City de Londres en 1900 !

Et cela a eu les mêmes conséquences. D’abord, une période courte ou ça semble marcher, parce qu’on pompe sur les peuples, surtout ceux du Sud. Ce fut de 1890 à 1914, la « Belle Epoque ». On a tenu les mêmes discours sur la « fin de l’Histoire » et la fin des guerres. La mondialisation était synonyme de paix et de colonisation pour une mission civilisatrice. Or, a quoi tout cela a-t-il mené ? A la Première Guerre mondiale, la Révolution russe, la crise de 1929, le nazisme, l’impérialisme japonais, la Deuxième Guerre mondiale, la révolution chinoise, etc. On peut dire qu’après 1989, il y a eu une sorte de deuxième « belle époque », jusqu’en 2008, bien qu’elle ait, dès le début, été accompagnée de guerres du Nord contre le Sud. Le capital a, dans cette période, établi les structures afin que les oligopoles puissent bénéficier de leur rente. Et, comme la globalisation financière a mené à la crise de 1929, elle a récemment mené à la crise de 2008.

Aujourd’hui, on a atteint un même moment crucial qui annonce une nouvelle vague de guerres ou de révolutions.

Pas très riant, comme image d’avenir… Vous écrivez qu’ « un

nouveau monde est en train de naître, qui peut devenir encore

bien plus barbare, mais qui peut aussi devenir meilleur ».

De quoi cela dépend-il ?

Je n’ai pas de boule de cristal. Mais le capitalisme est entré dans sa phase sénile, qui peut amener d’énormes bains de sang. Dans une telle période, les mouvements sociaux et les protestations amènent des changements politiques, pour le meilleur ou pour le pire, fascistes ou progressistes. Les victimes de ce système réussiront-elles à former une alternative positive, indépendante et radicale ? Tel est aujourd’hui l’enjeu politique.

« Le socialisme, c’est plus que le capitalisme sans capitalistes »

« En ces temps de capitalisme sénile, les protestations des mouvements sociaux amènent des changements politiques, pour le meilleur ou pour le pire, fascistes ou progressistes. » Telle était la conclusion de l’économiste marxiste Samir AMIN dans la première partie de cette interview, publiée dans Solidaire n°38. Dans cette seconde partie, il aborde la question du dépassement du capitalisme en crise. « Il est temps pour la gauche d’avoir de l’audace ! Elle doit construire un front contre les monopoles. »

Pour l’économiste Samir AMIN, professeur honoraire, directeur du Forum du Tiers Monde à Dakar et auteur de nombreux ouvrages traduits dans le monde entier, « être marxiste implique nécessairement être communiste, parce que Marx ne dissociait pas la théorie de la pratique — l’engagement dans la lutte pour l’émancipation des travailleurs et des peuples ». C’est ce que fait Samir AMIN : dans la première partie de cet entretien, il analysait la crise ; ici, il aborde la lutte contre la toute-puissance des monopoles capitalistes et pour une autre société.

Quelles sont les caractéristiques de ce « capitalisme sénile » qui

pourrait selon vous mener à une « nouvelle ère de grands bains

de sang » ?

Il n’y a plus d’entrepreneurs créatifs, mais des « wheeler-dealers » (magouilleurs). La civilisation bourgeoise, avec son système de valeurs — éloge de l’initiative individuelle naturellement, mais aussi ses droits et libertés libéraux, voire même la solidarité au plan national — a fait place à un système sans valeurs morales. Voyez des présidents des États-Unis criminels, des marionnettes et technocrates à la tête de gouvernements européens, des despotes dans le Sud, l’obscurantisme (talibans, sectes chrétiennes et bouddhistes…), la corruption généralisée (dans le monde financier en particulier)… On peut décrire le capitalisme d’aujourd’hui comme sénile, qui peut inaugurer une nouvelle ère de massacres. Dans une telle période, les protestations des mouvements sociaux amènent des changements politiques. Pour le meilleur et pour le pire, fascistes ou progressistes. La crise des années 1930 a par exemple mené au Front populaire en France, mais aussi au nazisme en Allemagne.

Qu’est-ce que cela signifie pour les mouvements de gauche

actuels ?

Nous vivons une époque où se profile une vague de guerres et de révolutions. Les victimes de ce système vont-elles réussir à former une alternative positive, indépendante et radicale ? Tel est l’enjeu politique aujourd’hui. Il faut que la gauche radicale prenne l’initiative de la construction d’un front, d’un bloc alternatif anti-monopoles comprenant tous les travailleurs et producteurs victimes cette « oligarchie des monopoles généralisés », dont une grande partie des classes moyennes, les agriculteurs, les PME…

Vous affirmez que la gauche doit renoncer à toute stratégie qui

aiderait le capitalisme à sortir de la crise.

Il est temps d’avoir de l’audace ! Nous ne sommes pas dans un moment historique où la recherche d’un « compromis social » capital/travail constitue une alternative possible comme dans l’après-guerre avec la social-démocratie des États-providence. Certains nostalgiques s’imaginent pouvoir « faire reculer » le capitalisme des monopoles sur leur position d’il y a quelques décennies. Mais l’histoire ne permet jamais de tels retours en arrière.

Nous sommes dans un moment historique ou la gauche radicale doit être audacieuse. Je parle de la gauche qui est convaincue que le système capitaliste doit être dépassé fondamentalement. Mais aussi une gauche qui ne perd pas de vue que le socialisme doit être inventé sans ayant nécessairement un modèle préexistant. Dans les pays du Nord, il y a les conditions objectives pour isoler le capital des monopoles. Cela commence par une alliance sociale et politique qui rassemble l’énorme majorité.

Cette audace existe-t-elle aujourd’hui ?

Le manque d’audace à gauche est terrible à l’heure actuelle. Vous vous rappelez comme les sociaux-démocrates ont été contents quand le régime soviétique s’est effondré, et avec lui les partis communistes d’Europe Occidentale ? Je leur ai dit : « Vous êtes stupides. La prochaine chute, c’est la vôtre, le capital avait seulement besoin de vous parce qu’il y avait la menace communiste. » Et, au lieu de se radicaliser, ils ont au contraire glissé à droite. Ils sont devenus sociaux-libéraux. Maintenant, que l’on vote social-démocrate ou à droite, c’est la même chose. Tous disent : « Nous ne pouvons rien faire, c’est le marché qui décide, les agences de notations, le super parti du capital des monopoles. »

Nous voyons même des segments importants de la gauche radicale accepter cela par crainte ou désarroi. Il y a même des gens qui se font appeler « communistes », mais disent qu’ils ne peuvent être qu’une aile gauche de la social-démocratie. C’est toujours la même logique d’accommodation du capitalisme. Une logique du « moins pire ». « C’est imposé par l’Europe » est l’argument par excellence. « L’Europe, ce n’est pas bon, mais la destruction de l’Europe ce serait pire. » Mais aller de moins pire en moins pire, c’est en arriver in fine au « plus pire ». Il y a deux ans, on disait aux Grecs, allez, une petite cure d’austérité et ça ira ! On en est à la quantième ? La huitième ?

Quels pourraient être les mots d’ordre de « l’alliance sociale et

politique » que vous prônez ?

L’idée générale est la création d’un bloc anti-monopoles. Il faut un projet global qui remette en question le pouvoir des « monopoles généralisés » (voir première partie de cette interview dans Solidaire n°38). Nous ne pouvons pas rêver que les individus puissent changer le monde juste par le miracle de leur action individuelle – idée que l’on retrouve dans plusieurs mouvements socialistes et chez des philosophes comme Toni Negri.

Cela commence par le fait d’expliquer qu’il existe des alternatives aux politiques d’austérité. Sous une forme populaire, cela revient à casser le discours du capital de « compétitivité et modération salariale ». Pourquoi ne pas dire l’inverse, que les salaires ne sont pas suffisants et les profits trop gros ?

Dans le meilleur des cas, cela mène à une légère réduction des

inégalités…

Ce n’est naturellement pas assez. Une gauche authentique doit inverser le désordre social produit par les monopoles. Des stratégies pour assurer l’emploi maximal et garantir des salaires convenables, allant de pair avec la croissance. C’est tout simplement impossible sans exproprier les monopoles. Les secteurs clés de l’économie doivent donc être nationalisés. Les nationalisations sont, dans une première étape, des étatisations, le transfert de la propriété du capital privé à l’État. Mais l’audace consiste ici à « socialiser » la gestion des monopoles nationalisés.

Prenons ces monopoles qui contrôlent l’agriculture, les industries chimiques, les banques et la grande distribution. Les « socialiser » signifie que les organes de gestion comprennent des représentants des agriculteurs, des travailleurs de ces anciens monopoles bien sûr, mais aussi des organisations de consommateurs et des pouvoirs locaux (concernés par l’environnement, mais aussi l’école, le logement, les hôpitaux, l’urbanisme, le transport…)

Une économie socialiste ne se limite pas à la socialisation de son management. Le socialisme n’est pas juste le capitalisme sans les capitalistes. Il doit intégrer la relation entre l’homme, la nature et la société. Continuer dans la forme que le capitalisme propose revient à détruire l’individu, la nature et les peuples.

Que faites-vous de Wall Street et de la City ?

Il faut une « définanciarisation ». Un monde sans Wall Street, pour reprendre le titre du livre de François Morin. Cela implique impérativement la suppression pure et simple des fonds de spéculations et des fonds de pensions, devenus des opérateurs majeurs dans la financiarisation. L’abolition de ces derniers doit se faire au bénéfice d’un système de retraites par répartition. Il faut repenser entièrement le système bancaire. Ces dernières décennies, le système bancaire est devenu beaucoup trop centralisé et seuls quelques géants font la loi. Dès lors, on pourrait concevoir une « banque de l’agriculture », ou une « banque de l’industrie » dans lesquelles les conseils d’administration élus sont composés des clients industriels et des représentants des centres de recherche et des services de l’environnement.

Comment voyez-vous le rôle de mouvements comme Occupy, les

Indignés et les syndicats dans la lutte contre les monopoles ?

Qu’il y ait aux États-Unis un mouvement comme Occupy Wall Street est un signal magnifique. Que l’on n’accepte plus comme ça les injonctions « il n’y a pas d’alternative » et « l’austérité est obligatoire » est très positif. Idem pour les Indignés en Europe. Mais ce sont des mouvements qui restent faibles, qui ne recherchent pas suffisamment des alternatives. Les syndicats jouent un rôle important, mais ils doivent se redéfinir. Les mots d’ordre d’il y a cinquante ans sont dépassés. Il y a cinq décennies, quatre travailleurs sur cinq avaient un emploi sûr et stable, et le chômage n’existait quasiment pas. Aujourd’hui, seuls 40 % ont un job stable, 40 % travaillent avec un contrat précaire et 20 % sont au chômage. La situation est radicalement différente. Les syndicats ne peuvent donc pas se limiter à des revendications qui ne concernent que la moitié de la classe des travailleurs. Il est absolument nécessaire que l’on prenne en compte le droit des chômeurs et des personnes sous contrat précaire. Il s’agit souvent de gens d’origine immigrée, de femmes et de jeunes.

Comment voyez-vous la relation entre la lutte des classes dans le

Nord et dans le Sud ?

Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Le capitalisme est un système mondial et les luttes politiques et sociales, si elles veulent être efficaces, doivent être menées simultanément dans l’arène nationale et sur le plan mondial. C’est-ce que Marx voulait dire avec « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Être communiste veut également dire être internationaliste.

Il est absolument indispensable d’intégrer la question du climat, des ressources naturelles et de l’environnement dans le conflit Nord-Sud. L’appropriation privée de ces ressources et l’usage abusif de la planète mettent en danger le futur de toute l’humanité. L’égoïsme des oligopoles dans le Nord a été brutalement exprimé par Bush qui a déclaré « The American way of life is not negotiable » (le mode de vie américain n’est pas négociable). Cet égoïsme revient à nier l’accès aux ressources naturelles au Sud (80 % de l’humanité). Je crois que l’humanité ne pourra pas s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste si l’on ne change pas ce « way of life » dans le Nord, ce qui ne veut pas dire que le Sud n’a qu’à patienter. Au contraire, les luttes dans le Sud réduisent la rente impérialiste et affaiblissent la position des monopoles dans le Nord, ce qui renforce les classes populaires du Nord dans leur lutte pour la socialisation des monopoles. L’enjeu dans le Nord est alors que l’opinion générale ne doit pas se limiter à la défense de ses privilèges vis-à-vis des peuples du Sud.

Les économies de pays émergents comme la Chine, le Brésil, la

Russie et l’Afrique du Sud ne menacent-elles pas déjà quelque

peu le pouvoir des « monopoles généralisés » ?

Depuis 1970, le capitalisme domine le système mondial par cinq avantages : le contrôle de l’accès aux ressources naturelles, le contrôle de la technologie et de la propriété intellectuelle, l’accès privilégié aux médias, le contrôle du système financier et monétaire et, enfin, le monopole des armes de destruction massive. J’appelle ce système « apartheid on a global scale » (apartheid à l’échelle mondiale). Il implique une guerre permanente contre le Sud, une guerre entamée en 1990 par les États-Unis et ses alliés de l’OTAN lors de la première Guerre du Golfe. Or les pays émergents, surtout la Chine, sont en train de déconstruire ces avantages. D’abord, la technologie. On passe de « Made in China » à « Made by China ». La Chine n’est plus l’atelier du monde pour des succursales ou les associés du grand capital des monopoles. Elle maîtrise la technologie à développer par elle-même. Dans certains domaines, notamment les domaines d’avenir de l’automobile électrique, le solaire, etc., elle possède des technologies de pointe en avance sur l’Occident.

Par ailleurs, la Chine laisse le système financier mondialisé se détruire. Et elle finance même son autodestruction en finançant le déficit américain et en construisant en parallèle des marchés régionaux indépendants ou autonomes à travers le « groupe de Shanghai », qui comprend la Russie, mais potentiellement aussi l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Sous Clinton, un rapport de la sécurité américaine envisageait même la nécessité d’une guerre préventive contre la Chine. C’est pour faire face à cela que les Chinois ont choisi de contribuer à la mort lente des États-Unis en finançant leur déficit. La mort brutale d’une bête de ce genre serait trop dangereuse.

Et les pays d’Amérique du Sud ?

Les démocraties populaires en Amérique latine ont sûrement affaibli la rente impérialiste. Mais ils auront des difficultés pour aller plus loin dans leur développement tant qu’ils berceront l’illusion d’un développement national capitaliste autonome. On le voit clairement en Bolivie, en Équateur ou au Venezuela. On le voit moins au Brésil parce que c’est un très grand pays qui a des ressources naturelles gigantesques. Ils ont amorcé la coopération entre eux avec l’ALBA. Mais l’ALBA reste très modeste jusqu’à présent en comparaison de la coopération militaire, économique et diplomatique du groupe de Shanghai, qui se déconnecte de l’économie mondiale dominée par les monopoles occidentaux. Par exemple, rien n’y est payé en dollars ou en euros. L’Amérique du Sud peut aussi se « découpler » du capitalisme des monopoles. Ils ont des possibilités techniques et les ressources naturelles pour faire du commerce Sud-Sud. Ce qui était impensable il y a plusieurs décennies.

Interview de Ruben RAMBOER

SOURCE : 
http://www.ptb.be/weekblad/artikel/interview-samir-amin-1-le…
et
http://www.ptb.be/weekblad/artikel/interview-de-samir-amin-2…

Version raccourcie d’une interview de Samir AMIN

parue dans Etudes marxistes n° 99.

Lire aussi Samir AMIN, « Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ? », Le Temps des cerises, 2009.

Publié dans : REFLEXIONS PERSONNELLES |le 11 novembre, 2012 |Pas de Commentaires »

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