L’ILLUSION CAPITALISTE ET LA PETITE POUCETTE (Octavio ALBEROLA)
L’illusion capitaliste et la Petite Poucette
(Octavio Alberola)
I
« Sans innovation pas d’humanité », tout ce que nous savons sur le passé de l’homme semble le prouver ; car, même si nous ne savons pas ce que le premier homme qui tailla un galet avait dans la tête pour le transformer en outil, le fait est que, pour assurer sa survie, l’être humain n’a cessé d’innover, et que « c’est en innovant qu’il s’est métamorphosé en artisan de son propre monde ». Il est donc logique de supposer que sans ce souffle créatif, qui lui a permis de maîtriser le feu, de tailler le silex ou d’inventer la roue, jamais nous n’aurions pu sortir de l’état de nature où nous avait conduit l’évolution de notre condition animale, et moins encore nous trouver aujourd’hui dans l’actuel monde de l’informatique et de la robotique…
Pourtant, il faut bien distinguer entre la capacité de l’homme à innover et la spirale d’innovation permanente et de plus en plus accélérée qui a caractérisé et singularisé, depuis l’origine, la société capitaliste. Ce besoin d’arrivée continuelle de nouveautés, d’inédit, que les humains formatés par le capitalisme ressentent comme indicatif du progrès… Cette pulsion illusoire, avide et multiforme, qui se manifeste désormais dans toutes les régions du monde et tous les types de sociétés encore existantes, qu’elles soient froides ou chaudes ; puisque aussi celles qui se veulent immuables idéologiquement s’accommodent de ce changement…
Au point où nous sommes arrivés, on ne peut pas savoir où l’innovation peut nous emmener. Comment savoir si, en se retournant contre nous, elle ne finira par nous perdre tous ? Il faut donc distinguer entre ce qui est nécessaire pour la survie de l’humanité et ce qui ne l’est pas ; de même que nous inquiéter plus de l’utilisation que de l’invention en elle-même. Du nouveau, oui ; mais jusqu’où ? Car, aujourd’hui, « l’innovation fait peur autant qu’elle fait espérer ».
C’est cette angoisse ancienne, qui s’est déjà manifestée dans d’autres civilisations avant la nôtre, qui prend aujourd’hui un sens et une dimension beaucoup plus angoissantes… Car, désormais, cette crainte multiforme qui se mêle au désir de nouveauté est de voir détruits à jamais les ressources de la planète et les équilibres de la nature, incluant ceux qui permettent la propre vie. Oui, ce qui angoisse aujourd’hui « c’est l’innovation infinie, sans limites et même sans objectifs humains » ; puisqu’elle peut nous faire basculer dans un monde inconnu et plus dangereux que l’actuel. Un monde dans lequel, même en évitant une catastrophe écologique majeure, « pourrait être détruite l’identité humaine elle-même ».
Alors, et même si une part de fiction habite nécessairement notre approche des mutations en cours, comment rester impassibles devant le développement technoscientifique actuel et l’avenir que les futurologues nous annoncent ? Oui, sans se raconter des histoires à propos du futur qui nous attend, comment donc ne pas essayer de voir clair entre les points de vue si divergents exprimés par des scientifiques et des profanes ?
En effet, « pas d’innovation sans imaginaire et sans fantasmes » ; mais, puisque le rêve du XXI siècle est de tout transformer, inclus l’humain lui-même, quoi faire pour revenir à la sagesse et donner des limites rationnelles à un tel rêve. Car, ce n’est non seulement « dans son corps, dans son mode de reproduction, son code génétique, son environnement et ses relations aux autres » que les ingénieurs du progrès veulent provoquer des changements artificiels, mais aussi dans son cerveau. Alors, face à une telle éventualité, à quoi dire oui et que refuser ? Et , « au nom de quoi et qu’est-ce qui serait intolérable sans a priori saturé d’idéologie ? »
Comment y répondre, puisque c’est évident que ces questions n’ont pas la même portée pour les jeunes d’aujourd’hui qu’elles l’avaient pour leurs ancêtres ou l’ont encore pour leurs parents. Mais, comment ignorer qu’il nous faut y répondre ; car, en plus, l’innovation a révolutionné l’humanité plusieurs fois, « en provoquant des mutations politiques, sociales et cognitives importantes, décisives » (en effet, l’invention de l’écriture et celle, plus tardive, de l’imprimerie bouleversa les cultures et les collectifs plus que les outils), « sans de telles inventions, sans le livre, l’histoire humaine n’aurait pas été sans doute la même ». Donc, il nous faudra y répondre, puisque les nouvelles technologies -qui projettent aujourd’hui partout l’écrit dans l’espace- sont en train de révolutionner de toute manière l’avenir de l’histoire humaine.
II
Dans un récent livre,« Petite poucette », paru aux Éditions « Le Pommier », Michel Serres nous rappelle ceci : « En 1900, la majorité des humains, sur la planète, travaillait au labour et à la pâture ; en 2011 et comme dans les pays analogues, la France ne compte plus que un pour cent de paysans ». Pour lui, ceci est « une des plus fortes ruptures de l’histoire depuis le néolithique », même si encore « nous continuons à manger de la terre » et nous essayons d’aller de tant en tant à la campagne pour voir ce que c’est un veau, une vache, un cochon ou une une couvée…
En effet, comme le dit Serres, « sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970″. Ce « nouvel humain » -les jeunes d’aujourd’hui, qu’il nomme Petite Poucette et Petit Poucet- « ne vit plus en compagnie des animaux, n’habite plus la même terre, n’a plus le même rapport au monde », et « n’admire qu’une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme ». En outre, ces jeunes, Petite Poucette et Petit Poucet, ou la majorité d’eux, « étudient au sein d’un collectif où se côtoient désormais plusieurs religions, langues, provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle » et peu à peu ils n’ont pour patrie que la Terre…
Petite Poucette et Petit Poucet « habitent donc le virtuel » et ils accèdent « à toutes personnes par téléphone cellulaire, en tous lieux par GPS, et à tout savoir par la Toile ». De fait, « ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous vivions dans un espace métrique, référé par des distances ». Ainsi, que nous en soyons conscients ou non, Petite Poucette et Petit Poucet ne perçoivent plus « le même monde », ni vivent plus dans « la même nature ». En réalité, n’habitent plus dans « le même espace » que nous.
Dès lors, ces transformations – que Serres appelle « hominescentes » et considère « rarissimes dans l’histoire » – finissent par créer, « au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l’ont mesurée à sa taille, comparable à celles, visibles, au néolithique, au début de l’ère chrétienne, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance ». Mais, heureusement, cette crevasse n’empêche pas la transmission du savoir ; car, grâce aux nouvelles technologies, le savoir s’est objectivé sur la Toile, « support de messages et d’information ». En effet, aujourd’hui, le savoir « le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé… accessible à tous ». Donc, plus besoin de le transmettre comme jadis et naguère, quand « le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot », et, en conséquence, cette « bibliothèque vivante », qui était « le corps enseignant du pédagogue », n’est plus nécessaire comme elle l’était avant.
Serres à raison donc de dire : « Oui, depuis quelques décennies je vois que nous vivons une période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer, semblable à la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître. Période incomparable pourtant, puisque, en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, les métiers, l’espace, l’habitat, l’être-au-monde ».
Oui, il a raison, car tous ces changements montrent qu’une ère se termine sous nos yeux, ainsi que « ce qui meurt de l’ancien monde et ce qui émerge du nouveau ». Comment ne pas voir, donc, l’effet de ces changements, de ces mutations sur les jeunes. Changements, mutations, qui les ont accompagné depuis leur naissance jusqu’à les intégrer tout à fait naturellement dans leurs vies. Et comment ne pas voir cet effet sur nous mêmes, malgré notre allergie au nouveau, cet attachement sentimental ou idéologique au passé qui nous fait même dire que « tout temps passé a été meilleur ». Oui, comment ne pas le voir ?
Comment ne pas voir que ce qui est en train de naître c’est « un renversement qui favorise une circulation symétrique entre les notants et les notés, les puissants et les sujets, une réciprocité » ! C’est-à-dire : qu’avec la « fin de l’ère du savoir », c’est aussi la « fin de l’ère des experts » et « du décideur ».
En effet, aujourd’hui, nul n’a même plus besoin de retenir le savoir ; car « un moteur de recherche s’en charge ». Désormais, Petite Poucette et Petit Poucet n’ont plus à travailler dur pour apprendre le savoir, « puisque le voici, jeté là, devant eux, objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé ». Même pour le concept et l’abstraction « nos machines défilent si vite qu’elles peuvent compter indéfiniment le particulier, qu’elles savent s’arrêter à l’originalité ». En faisant cela, c’est l’objet de la cognition qui change et dès lors c’est là que « réside le nouveau génie, l’intelligence inventive, une authentique subjectivité cognitive ».
L’histoire de ce bouleversement existentiel est brève : d’abord, « les outils usuels externalisèrent nos forces dures » ; puis, « sortis du corps, les muscles, os et articulations appareillèrent vers les machines simples, leviers et palans, qui en mimaient le fonctionnement » ; ensuite, « notre température haute, source de notre énergie, émanée de l’organisme, appareilla vers les machines motrices » ; et enfin, « les nouvelles technologies externalisent les messages et opérations qui circulent dans le système neuronal, informations et codes, doux ». Donc, « la cognition, en partie, appareille vers ce nouvel outil » et la pensée de Petite Poucette et Petit Poucet se distingue de plus en plus « des processus de connaissance – mémoire, imagination, raison déductive, finesse et géométrie – externalisés, avec synapses et neurones, dans l’ordinateur ».
Ainsi donc, « le savoir et ses formats, la connaissance et ses méthodes » chutent désormais « dans la boîte électronique » et « l’ego se retire de tout cela », changeant « le sujet de la pensée » et permettant « l’autonomie nouvelle des entendements, à laquelle correspondent des mouvements corporels sans contrainte et un brouhaha de voix ». C’est pourquoi il nous faut maintenant écouter « le bruit du fond issu de la demande, du monde et des populations, en suivant les mouvements nouveaux des corps, en essayant d’expliciter l’avenir qu’impliquent les nouvelles technologies » ; car, « le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas ».
Alors, comment ne pas rompre avec l’ordre ; car, « pratique et rapide, l’ordre peut emprisonner, pourtant il favorise le mouvement mais à terme le gèle. Indispensable à l’action, la check-list peut stériliser la découverte ». Oui, sortir de l’ordre et changer de raison, en préférant « le labyrinthe des puces électroniques » ; puisque « pratique et théorique, cette nouveauté redonne dignité aux savoirs de la description et de l’individuel » et « aux modalités du possible, du contingent, des singularités ». Du coup, c’est « une certaine hiérarchie qui s’effondre » et, dès lors, « le seul acte intellectuel authentique c’est l’invention » et Petite Poucette et Petit Poucet peuvent éviter le piège du travail, « ce vol de l’intérêt », et « contrôler en temps réel sa propre activité ». Non seulement pour être et rêver ; mais aussi pour œuvrer à réparer les méfaits « à l’environnement, souillé par l’action des machines, par la fabrication et transport des marchandises ».
Voila comment Serres voit penser et agir Petite Poucette et Petit Poucet en ce moment, le « premier de l’histoire », où « agonissent les vieilles appartenances : fraternités d’armes, paroisses, patries, syndicats, familles en recomposition », même si encore « restent les groupes de pression, obstacles honteux à la démocratie » et si « plus d’un tiers des humains souffrent de la faim – un Petit Poucet en meurt toutes les minutes – pendant que les nantis font régime ».
Ce n’est pas donc étonnant qu’il ait conclut son analyse ainsi : « volatile, vive et douce, la société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier et d’antan, dur, pyramidal et gelé. Mort ». Et que, poussé par cet optimisme, il nous annonce pour bientôt un spectacle, conçu avec son ami Michel Authier, « concepteur génial », pour nous montrer la Tour Eiffel, « immobile, ferreuse, portant, orgueilleuse, le nom de son auteur et oublieuse des milliers qui ferraillèrent l’ouvrage, dont certains moururent là », et face à cette Tour, « porteuse, en haut, de l’un des émetteurs de la voix de son maître, dansera, nouvelle, variable, mobile, fluctuante, bariolée, tigrée, nuée, marquetée, mosaïque, musicale, kaléidoscopique, une tour volubile en flammèches de lumières chromatiques, représentant le collectif connecté », pour eux deux, dans des ordinateurs où chacun aura introduit « son identité codée, de sorte qu’une lumière laser, jaillissante et colorée, sortant du sol et reproduisant la somme innombrable de ces cartes, montera l’image foisonnante de la collectivité , ainsi virtuellement formée ». Et « d’autant plus réelle, pour les données de chacun, qu’elle se présentera virtuelle, participative -décidante quand on le voudra ».
III
Oui, le projet de Serres et Authier se réalisera très probablement un jour pas si lointain ; mais en attendant, Petite Poucette et Petit Poucet devront continuer à démonter l’illusion capitaliste du progrès, chaque fois plus illusoire et dangereuse, et à réinventer une manière de vivre ensemble fondée sur « la victoire de la multitude, anonyme, sur les élites dirigeantes, bien identifiées, du savoir discuté sur les doctrines enseignées, d’une société immatérielle librement connectée sur la société du spectacle à sens unique… » Et, surtout, en évitant de retomber dans une nouvelle illusion ; car, après tout ce que l’histoire nous a appris, il serait vraiment dommageable que Petite Poucette et Petit Poucet ne soient pas suffisamment lucides pour éviter le piège qu’a été toujours l’illusion pour enchaîner la raison et le désir de l’homme d’être libre pour décider et agir.
Octavio Alberola
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trés interessant….